Mémoire sur le mariage de Charles VIII avec Anne de Bretagne
Mercredi 14 juin 2017, transcription de
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Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Clairambault 1066.Citer cet article
Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Clairambault 1066, transcrit par Armand Chateaugiron, 2017, en ligne sur Tudchentil.org, consulté le 3 décembre 2024,www.tudchentil.org/spip.php?article281.
Je ne sais par quelle fatalité il est arrivé que les principaux evenemens du regne de Charles VIII ont esté alterez, soit dans leurs dates, soit dans les faits, par les plus celebres de nos historiens. J’ai deja fait voir, il y a quelques années, combien ils se sont écartez de la verité quand ils ont rapporté la tenue des Estats Generaux à Tours, le sacre du roy et les guerres civiles qui suivirent immediatement.
Le mariage de ce prince avec Anne de Bretagne, époque si considerable dans ce regne, n’a pas esté moins exposé aux variations, aux incertitudes et même aux méprises de la plus grande partie de ceux qui en ont parlé.
Ce mariage fut un coup de politique heureusement conçeu et conduit avec beaucoup de dexterité. Tout concouroit à demander un secret impenetrable et une prompte [fol. 61v] execution. Aussi fut-il conclu, signé et celebré avant que le public pust savoir à peine que l’on y travailloit. Ces precautions prises avec tant de soin, firent que les principales circonstances de cette importante affaire furent ignorées pour les gens même le plus à portée d’en estre instruits. Il semble qu’elles ayent echapé à Phil. de Comines.
On sait qu’Anne de Bretagne avoit esté recherchée en mariage par le sire d’Albret, par Maximilien d’Autriche roy des romains et par le duc d’Orleans. Il semble que la jeune princesse avoit preferé Maximilien à ses autres competiteurs. Il l’épousa même par procureur en 1490. Mais la cour d’Autriche fut trop lente à profiter de ces dispositions. Cette lenteur donna le tems aux vrais et fideles sujets de la duchesse de reflechir sur les malheurs auxquels leur province seroit exposée si ce mariage avoit lieu, par les guerres inevitables qu’il entraineroit avec lui. Charles VIII et ceux de son sang et de son conseil qui lui estoient sincerement attachez reconnurent aussi l’interest que la France avoit à ne point admettre dans le sein du royaume le roy des romains avec ses pretentions sur une de ses principales [fol. 62] provinces. Les uns et les autres se reunirent secretement pour rompre tous ces engagemens.
Le sire d’Albret fut le premier auquel on s’attacha. Par le traité qui fut conclu avec lui au mois de janvier 1490, on lui laissa à la verité encore l’esperance d’épouser la jeune duchesse, mais on retira de ses mains la ville de Nantes, et le roy y fit entrer ses troupes. Après cette expedition et la prise de quelques autres places, dont les mêmes troupes prirent possession, il restoit trop peu de consideration dans la province au sire d’Albret, et on estoit trop persuadé du peu d’inclination que la princesse avoit pour lui, ou pour son fils, pour qu’on eust rien à craindre de sa part.
Le duc d’Orleans se conduisit avec toute la sagesse qu’on pouvoit esperer d’un prince né avec les sentimens qu’il fit eclater dans la suite pendant son regne. Non seulement il sentit qu’il ne luy convenoit pas d’entrer en concurrence avec le roy son maistre, mais il crût qu’il devoit travailler lui même à procurer à la jeune duchesse une alliance aussi honorable pour elle, qu’elle estoit necessaire à ses sujets.
[fol. 62v] Aux raisons du devoir qui engageoient le duc d’Orleans à penser de cette façon, se joignirent de plus les motifs d’une sincere reconnoissance envers Charles VIII. Ce prince venoit de lui donner une preuve bien éclatante de son amitié et de sa clemence. Le duc fait prisonnier depuis 3 ans à la bataille de Saint Aubin, estoit encore renfermé dans la tour de Bourges. Le duc et la duchesse de Bourbon, et l’amiral de Graville, leur conseil et leur ministre qui s’estoient emparez de la principale administration de l’Estat, ne songeoient point à tirer de prison un prince qui devenu libre, ne pouvoit que leur donner beaucoup d’ombrage, peut estre même les eloigner du gouvernement. Le seigneur de Miolans qui commença alors à avoir un grand credit près du roy remonstra à ce prince que s’il delivroit le duc d’Orleans de lui même et sans le conseil de ceulx qui auparavant l’avoient eu en gouvernement, ledit monseigneur d’Orleans seroit pour jamais de plus en plus obligé à luy faire service, et que de luy il feroit un tour de prince magnanime. Le jeune roy qui avoit le cœur [fol. 63] tout gentil et liberal trouva cela bon.
Et pour conclusion, il se partit par un soir du Plessis lez Tours, feignant d’aller à la chasse et feit demeurer tous iceulx qui le vouloient suivre et à petit nombre de gens, s’en alla coucher à Montrichard (à 10 lieues de Tours) et depuis jusques au Pont de Barangon (Pont et Village sur le Barangon, petite rivière du Berry qui se jette dans l’Yevre à six lieues de Bourges et à 18 lieues de Montrichard) là où il depescha monseigneur d’Aubigny (Beraut Stuart) pour s’en aller à la tour de Bourges querir Monseigneur pour l’amener devers luy, ce qu’il feit, et l’amena audit pont de Barangon. Et la feit mondit seigneur la reverence au roy, en le remerciant le plus humblement qu’il luy fut possible… Toutes ces choses furent celées à Monseigneur et à madame de Bourbon, si furent elles pareillement à l’admiral. Le roy emmena toujours depuis mondit seigneur quant et luy, et le feit coucher avec luy et luy bailla lit de camp et autres utensiles, car il n’en avoit point. Et à la vérité il ne savoit quelle chere luy faire etc.
Cet évenement de la liberté rendue au duc d’Orleans, est du mois de may 1491. Le roy, peu de jours après, lui donna une nouvelle marque de sa confiance. Sur le bruit qui se répandit que le roy d’Angleterre devoit envoyer des troupes au secours de la jeune duchesse, et que ces troupes pourroient tenter de une descente en Normandie, Charles VIII nomma le duc d’Orleans gouverneur de cette province et l’envoya y commander. On a une lettre de ce dernier datée de Rouen du 9 de juin, par laquelle il rend compte au roy de l’estat où il a trouvé ce pays et luy marque, que s’il survient rien, il se mettra en peine de le servir le moins mal qu’il pourra, et s’il voit que ce ne soit rien, il s’en retournera incessamment vers luy. Il y a apparence que le duc executa ce dernier point de sa lettre et qu’il alla rejoindre le roy Charles VIII auprès duquel sa presence etoit necessaire. Il etoit en negociation secrette avec le compte de Dunois et le prince d’Orange, qui avec le marechal de Rieux et le chancelier de Montauban formoient le conseil de la duchesse. Ils travailloient il est vray de concert à reunir les interests du roy et de la duchesse, mais estant persuadez que tant qu’il n’y auroit point de reconciliation entre les ducs d’Orleans et de Bourbon, le comte de Dunois et autres grands, l’affaire projettée ne pourroit parvenir à la fin qu’on se proposoit, il fut resolu qu’on [fol. 64] travailleroit à cette reunion.
Le projet reussit et il y eut un traité fait à la Fleche, le 4 septembre 1491. Les ducs d’Orleans et de Bourbon consentirent que toutes les haines et rancunes fussent oubliées entr’eux, ils se promirent en paroles de princes de bien et loyaument servir le roy, deffendre sa personne et son royaume, de s’aimer, soutenir et favoriser mutuellement, de tacher de se mettre l’un l’autre en la bonne grace du roy, de porter, faire porter par eux, leurs amis et serviteurs, toutes les meilleures paroles dont ils pourront s’aviser, requerir l’un pour l’autre toutes les choses qu’ils verront leur estre utiles et non dommageables au roy ni à son royaume. Et parce qu’ils ne pourroient pas faire seuls les choses dessusdites et qu’il est requis qu’ils ayent à les aider aucuns bons et grands personnages, gens experimentez bons et loyaux audit seigneur roy, ils prennent en amitié et compagnie le comte de Dunois, le seigneur de Baudricourt, les evesques d’Alby et de Montauban, les sieurs de Miolans, de Lisle, du Bouchaige et de Gonnault, chambellans dudit seigneur auxquels ils promettent de les entretenir au service dudit seigneur, les favoriser en leurs affaires etc.
Cette association ou traité est signé Loys, Pierre, François, Loys eveque d’Alby, G. eveque de Montauban, [fol. 64v] Baudricourt, Myolans, Estienne de Vesc, J. du Mas, Imbert de Bastarnay. Comme cette piece forme un monument curieux de l’histoire, il ne sera pas inutile de faire connoitre plus particulierement ceux qui l’ont signé. Loys, est le duc d’Orleans, Pierre, est le duc de Bourbon, François, est le comte de Dunois, Loys eveque d’Alby, est Louis d’Amboise, G. eveque de Montauban est le fameux George d’Amboise son frere.
Baudricourt est le marechal de France de ce nom, qui après avoir esté particulierement attaché à Louis XI et en avoir esté comblé de bienfaits, conserva le même credit auprès de Charles VIII, contribua beaucoup au gain de la bataille de Saint Aubin du Cormier en 1488 et mourut à Blois en 1499. Myolans est Jacques de Myolans, savoyard d’origine seigneur d’Anjou, à qui Louis XI donna le gouvernement de Dauphiné, par lettres dattées de Clery du 22 juin 1482. Après la mort de ce prince, ce gouvernement luy fut osté, et donné au compte de Dunois à Baugeney le 13 novembre 1483. Il fut rendu à Myolans, peu de temps après l’association dont nous parlons. Les lettres qui le retablirent dans cette charge sont du 3 octobre [fol. 65] de cette année 1491 à Baugé.
Comme les affaires qui se traitoient alors ne luy permettoient pas de s’eloigner d’auprès du roy, Antoine de Meuillon seigneur de Ribiers fût à sa resqueste et de son consentement, nommé son lieutenant audit gouvernement, par autres lettres données à Laval le 19 du même mois d’octobre.
Estienne de Vesc, est celui qui est appellé dans le corps du traité, le sieur de Gonnault, par une faute de copiste, au sieur [au lieu] du sieur de Grimault, terre qui lui appartenoit et qu’il fit ériger dans la suite en baronnie. Estienne de Vesc chevalier, né de famille noble du bas Dauphiné ou du Comtat, après avoir esté premier valet de chambre de Charles VIll, poste occupé alors par la meilleur noblesse, quoi qu’en dise Brantome, acquit beaucoup de credit sur l’esprit de ce prince, dont il devint chambellan ordinaire, fût fait seneschal de Beaucaire et de Nismes (le 3 mars 1490) president de la Chambre des comptes, duc de Nole dans le royaume de Naples, etc. Il porta l’espée de connestable à l’entrée que le roy fit dans cette ville, et mourut chargé de richesses et de bienfaits en 1501.
[fol. 65v] J. du Mas est celui qui est designé dans les lettres par le sieur de l’Isle ; il estoit aussi chambellan, confident et du conseil intime de Charles VIII. Il se trouve present après que toutes les lettres expediées dans ces années 1490, 1491 etc. entrautres à celles par lesquelles la lieutenance du gouvernement de Dauphiné fut donnée à Antoine de Meuillon, à Laval le 19 octobre 1491 lors de la negociation du prince d’Orange dont je parlerai cy-après. Elles sont signées par le Roy Daulphin, les sires de l’Isle de Grimault, d’Aubigny, Me Jehan Martin, Me des comptes et autres presens. Ce J. du Mas pourroit estre le père de Claude du Mas, fille de N. du Mas, seigneur de l’Isle Bannegon en Bourbonnois, mariée à Adrien de Hangest, grand echanson, et morte le 5 janvier 1532, et de Françoise du Mas de l’Isle, fille d’honneur de la reine en 1498.
Imbert de Bastarnay est le seigneur du Bouchage dauphinois, un des principaux favoris de Louis XI à qui il fût redevable de toute sa fortune. Sa fille, Jeanne de Bastarnay fût mere de la celebre Diane de Poitiers.
On peut juger par le rang, le crédit et les emplois de ces personnes qui firent cette association, de quelle consequence elle estoit pour les affaires generales, mais par le détail [fol. 66] que je viens de donner des principales conditions qui y sont inferées, il ne paroist pas quelle ait esté faite par l’ordre exprès du roy, qui alors parla en maistre, comme le dit un de nos historiens. Les clauses portant qu’ils tacheront de se mettre l’un l’autre en la bonne grace du roy, qu’ils feront porter les meilleures paroles qu’ils pourront, qu’ils requerront ce qu’il verront leur estre utile etc., prouvent que c’estoit un traité particulier et secret, conclu entr’eux sans que le roy l’eût ordonné.
Cette association donna beaucoup de facilitez pour l’execution des projets du duc d’Orléans et du comte de Dunois. Ils n’avoient plus à craindre que le duc et la duchesse. de Bourbon qui leur avoient esté si contraires, les traversassent. Mais ils trouverent quelques oppositions de la part de quelques uns des serviteurs de la duchesse, peut estre aussi de sa part même. L’alliance du roy des romains pouvoit flatter une jeune personne et on ne jugeoit pas à propos de luy faire confidence d’une autre plus brillante qu’on luy menageoit. Pour accelerer cette affaire, on convint que les troupes françoises feroient les mouvemens necessaires pour former le siège de Rennes où la duchesse estoit renfermée. La crainte de ce siège, le peu d’esperance qu’il y avoit de recevoir du secours du roy des romains et de l’Angleterre, la determinerent enfin à traiter avec le roy.
ll ne s’agit d’abord que d’un traité provisionnel. Le prince d’Orange qu’elle nomma son ambassadeur se rendit près du roy, qui comme nous avons veu cy dessus, estoit venu dès le commencement d’octobre à Baugé, et de là à Laval. Le prince y negocia ce traité d’une maniere si agreable à Charles VIII, que pour luy en temoigner sa gratitude, il luy confirma la donation que le duc François II luy avoit faite de quelques terres en Bretagne. Les lettres sont données à Laval le 28 octobre. Il y a apparence que la negociation s’estoit faite peu de jours auparavant. On n’a aucune copie de ce traité. Peut estre aussi n’y en [fol. 67] eut il point et que le prince d’Orange n’avoir fait autre chose que de convenir des articles, et avoit laissé au roy et à la jeune duchesse l’honneur de le conclure et de le signer.
Quoiqu’il en soit de cette conjecture, le roy s’avança aux fauxbourgs de Rennes et y signa le 15 novembre un traité par lequel il fût dit qu’il envoyeroit 12 commissaires ou notables personnes qui communiqueroient les droits qu’il avoit sur le duché de Bretagne à un pareil nombre de deputez de la duchesse, et qu’après que les raisons de part et d’autre auroient esté discutées, ces 24 commissaires rendroient leur jugement, etc. que les troupes estrangeres qui estoient dans Rennes, en sortiroient dans dix jours, sauf à la princesse de retenir 400 hommes pour sa garde, que les troupes se retireroient chacune en leur pays, que celles du roy s’eloigneroient aussi de Rennes, que cette ville seroit dès apresent mise en neutralité ès mains des ducs d’Orleans et de Bourbon, et que sous eux [fol. 67v] le prince d’Orange seroit commis à la garder comme ville neutre, que le roy donneroit passage et saufconduit à la duchesse pour aller en Allemagne ou ailleurs devers le roy des romains etc.
ll y a lieu de douter que ce dernier article fut bien sincere. Il n’y estoit inseré que pour cacher aux allemans et aux anglois les veritables veües du ministere de France et de Bretagne. Pour en avancer l’execution, on menagea une entrevüe secrette entre le roy et la princesse. J ’ai deja remarqué cy dessus que le roy estoit dans les fauxbourgs de Rennes lors de la signature du traité, et que par ce même traité, cette ville devoit estre mise en neutralité entre les mains des ducs d’Orleans et de Bourbon. Le duc d’Orleans fit usage du droit que cette clause luy donnoit et y fit entrer le roy incognito. Claude de Feyssel le dit positivement en deux endroits de son histoire de Louis XII après avoir rapporté que le roy envoya le duc [fol. 68] pour traiter et conclure son mariage « avec dame Anne, duchesse de Bretaigne », il ajoute : « et qui plus est soubz sa seureté (du même duc d’Orleans) estant la cité de Rennes entre ses mains, le roy veint à son simple train et sans gens d’armes dedans icelle cité. » [1]
Cette entreveue eut toute la reussite qu’on pouvoit desirer. J’ai deja remarqué que ceux qui formoient le conseil de la duchesse, le prince d’Orange, le comte de Dunois, le marechal de Rieux, le chancelier de Montauban, souhaittoient ardemment cette alliance. Françoise de Dinan, comtesse de Laval, que le duc François II avoit par son testament chargée de la garde de ses deux filles et en qui la jeune duchesse avoit, avec justice, une entiere confiance, estoit aussi entrée dans leurs veues qui n’avoient pour objet que le bien de la princesse et de son estat. La presence du roy leva les petits obstacles qu’on avoit voulu former, et il ne s’agit plus après cette entreveue que de proceder à la ceremonie du mariage. On avoit pris toutes les mesures necessaires. On avoit demandé au Pape les [fol. 68v] dispenses necessaires et elles avoient esté expediées. C’est un fait que nous apprenons des lettres d’execution des secondes dispenses qu’il fallut obtenir dans la suite, dans lesquelles le roi et la reine declarent expressement qu’ils ne se desistent point des premieres qu’ils avoient obtenues avant leur mariage, nontamen resilientes aut desistentes ab alüs litteris dispensationis de et super præmissis etiam ante matrimonium inter eos celebratum sibi concessis etc.
Anne de Bretagne quitta Rennes pour aller trouver le roy [2], qui de Tours ou il s’estoit rendu immediatement après l’entreveue, estoit revenu à Langés. Ce fut dans le château de cette ville que le 6 decembre le contrat fut dressé et signé en presence des ducs d’Orleans et de Bourbon, des comtes d’Angoulesme, de Foix et de Vandosme, de Guillaume de Rochefort, chancelier de France, de Louis d’Amboise, eveque d’Alby, de Jean de Rely, confesseur du Roy, eleu eveque d’Angers, et de plusieurs autres de la part du roy, de Jean de Chalon prince d’Orange, de Philippe de Montauban, chancelier de Bretagne, [fol. 69] des Sires de Guemené, de Coesquen et plusieurs autres de la part de la duchesse. Le comte de Dunois qui avoit eu tant de part à cette alliance, ne pût y assister, estant mort onze jours auparavant d’apoplexie [3]. Deux notaires qu’on avoit fait venir de Tours, l’un royal, Guy Le Clerc, l’autre apostolique et promoteur de l’officialité, Pierre Bourreau, reçeurent le contract. Guy Le Clerc fit son expedition en françois, Pierre Bourreau fit la sienne en latin.
Ils ont marqué chacun dans la leur, que cette double expedition avoit esté faite pour plus grande fermeté et corroboration des choses dessus dictes, et sans que l‘une desdites lettres puisse ou doye aucunement prejudicier à l’autre.
Et incontinent sans divertir à autres actes, ce sont les termes de l’acte, lesdits seigneurs et dames procederent [4] en la salle dudit chastel de Langès ou estoit preparé pour celebrer la messe et solenniser les espousailles desdits seigneur et dame, et illec en la presence des notaires cy subscrits, des ducs et comtes dessus dicts et aussi de tres noble princesse madame Anne de France, duchesse de Bourbon sœur dudit [fol. 69v] seigneur et autres seigneurs et dames en grand nombre, lesdits seigneur et dame, par le ministere dudit reverend pere en Dieu evesque d’Alby, solemniserent publiquement leurdit mariage, et par paroles de present prindrent et espouserent l’un l’autre comme dessus, et par le ministere du reverend pere en Dieu elleu en evesque d’Angiers, fut celebrée messe avec la benediction nuptiale.
C’est ainsi que dans la même matinée du 6 decembre, 21 jours après le traité de Rennes, ou l’on avoit affecté d’eloigner toute idée de l’alliance qui se negocioit, ce contract de mariage fut dressé et signé, et que l’on proceda sur le champ à la ceremonie des epousailles à la celebration de la messe et à la benediction nuptiale.
Les dispenses que le pape Innocent VIII avoit envoyées ne parurent pas suffisantes. On ne peut dire en quoy elles estoient defectueuses, on ne les a pas encore recouvrées. Il y en eut d’autres expediées le XVIII des calendes de janvier, 15 du même mois de decembre. Innocent VIII lève toutes les peines que le roy et la reine avoient pû encourir en contractant et consommant le mariage entr’eux, quoique parens au 4e degré, et ayant tous deux esté promis à d’autres etc. pourveu que [fol. 70] pourveu que ladite dame reine n’ait point esté enlevée, dummodo tu dilecta in christo filia Anna propter hoc rapta non fueris, et à condition que dans six mois ils employeront mille ecus d’or de France pour marier de pauvres filles qu’ils choisiront.
Pour mettre ces secondes dispenses à execution, Jean Brete, chanoine et grand vicaire de Tours, se transporta le 13 novembre 1492 au Plessis-lez-Tours, dit les Montils. Là le roy et la reine lui remirent ces dispenses, et sans se desister des premieres qu’ils avoient obtenues avant leur mariage, ils le requirent de recevoir la declaration de la reine relativement aux clauses qui estoient inserées dans le bref. Il y avoit un mois que cette princesse estoit accouchée du dauphin Charles Orland. Elle declara avec serment, que pour contracter son mariage avec le roy, elle n’avoit point esté enlevée, mais estoit sortie de Rennes et du duché de Bretagne de son bon gré et estoit venue devers le roy dans l’intention et propos deliberé de l’epouser ; le roy et la reine jurerent ensuite qu’ils s’estoient soumis et avoient executé tout ce qui estoit porté par le bref d’lnnocent VIII etc. Cette declaration se fit en presence du seigneur de Myolans, d’Estienne [fol. 70v] de Vesc, chevalier, senechal de Beaucaire, et Guillaume Briçonnet, general des finances en Languedoc, de la part du roy, et de la part de la reine, de Guillaume de Gueguen, du susdit Briçonnet, de Jacques de Beaune tresorier et d’Olivier Laurent, medecin de cette princesse.
Le 17 decembre suivant, ce même bref de dispense fût leu à l’audiance de l’Officialité de Tours, scellé et signé par le notaire apostolique, P. Bourreau, qui avoit reçeu le contract.
Il est etonnant que les originaux d’actes de cette importance, ayent esté jusques apresent presque inconnus. Encore plus, qu’ils ne se trouvassent dans aucun depost public. On voit qu’il y eut deux contracts, l’un en françois, l’autre en latin.
D’Argentré en a imposé grossierement au public lorsqu’il a donné ce pretendu contract en françois. Voicy comme s’exprime cet auteur : Duquel (mariage) il m’a semblé bon mettre la teneur en françois, parce que de vray, il fut aussi stipulé et dressé en France par la Court et jurisdiction de Tours, encores qu’il se trouve en latin rapporté d’un notaire apostolique, Guy Le Clerc, d’autant que à la verité il y a quelque difference ou alteration [fol. 71 [5]] de l’un à l’autre, et mal se y dit le prince d’Orange héritier de la duchesse, car il ne l’estoit ny presomptif ny en degré, et outre, y avoit renoncé. Le Guy Le Clerc n’estoit point notaire apostolique, et son expédition n’estoit point en latin ; au contraire, il l’a faite en françois, et estoit notaire royal.
Le contrat que d’Argentré rapporte est faux dans presque tout son contexte. Il n’est ni traduction du latin, ni l’original françois. Les articles en sont tout autres que ceux qui furent stipulez ; la qualité d’héritier qu’il donne au prince d’Orange, est de sa pure imagination ; dans le françois de Le Clerc, il est appellé affin, et dans le latin de P. Bourreau, consanguineus seu affinis. D’Argentré, qui a supprimé le nom de son pretendu notaire, datte cet acte du 16 decembre, il est du 6. Le mariage estoit consommé avant le 15 lors de l’expedition des secondes dispenses.
C’est cependant d’après cette copie tres infidele, que ce contract se trouve inseré dans les manuscrits de M. du Puy, et imprimé par M. Godefroy dans les Observations [fol. 71v] sur Charles VIII [6] et dans les Preuves sur Comines [7], de l’edition de 1723, tantost sous la date du 13 decembre, tantost sous celle du 16.
Le P. Lobineau qui avoit eu communication d’une copie du vray contract françois de Guy Le Clerc, collationnée à l’original à Beauvais par deux notaires royaux en 1673, l’a fait imprimer dans les Preuves de l’Histoire de Bretagne [8] avec la dispense d’Innocent VIII et le procez verbal de la declaration d’Anne de Bretagne. Mais il s’y est glissé quelques fautes. D’ailleurs il n’avoit point dit où cette copie estoit deposée, ni qui la luy avoit communiquée, et il restoit toujours quelque incertitude sur des pieces qui ne se trouvoient dans aucunes archives publiques, lorsque par un bonheur non attendu, on a enfin recouvré les originaux bien autentiques signés avec paraphes, et scellez de leurs sceaux assez bien conservez et conformes à la description que les notaires en avoient faite en 1673.
Ils estoient entre les mains d’un particulier de Beauvais [9]. Après les avoir fait examiner et en avoir [fol. 72] reconnu l’autenticité, ils ont esté remis au Tresor des Chartes [10].
Pour le contract latin expedié par Pierre Bourreau, Belleforest l’avoit donné sans marquer d’où il l’avoit tiré, et sa copie est pleine de fautes. Le P. Lobineau l’a fait reimprimer sur l’original qui est au chateau de Nantes et M. Godefroy en ayant eu une copie collationnée par Jean Minet, notaire apostolique, à la réquisition de Philippe de Montauban, chancelier de Bretagne, le 18 avril 1498, onze jours après la mort de Charles VIII l’a inseré dans les Preuves de son édition des Mémoires de Comines [11].
Ce qu’il y a de singulier, c’est que dans toutes ces copies du contract latin, publiées en des temps eloignez les uns des autres, la vraye date du 6 decembre se trouve expressement marquée, date à laquelle l’exact greffier du Tillet s’est conformé dans son Recueil des rois de France [12]. Cependant, par une inattention inexcusable presqu’aucun des historiens qui ont suivi n’en a profité. L’eveque de Meaux [fol. 72v] du Tillet, frere du greffier met ce mariage sous l’an 1489, erreur qui après avoir esté copiée par plusieurs autres, l’a encore esté dans ces derniers tems par l’auteur de l’Histoire de France assez communement connue sous le nom de M. de Harlay. La Faille, annaliste de Toulouse, le place en 1490. M. Godefroy luy même, après avoir donné le contract latin du 6 decembre 1491, ne corrige point en faisant imprimer le contract françois, la fausse datte du 13 ou du 16 decembre. Blanchard dans sa compilation chronologique fait plus. En citant le P. Lobineau, qui le premier a publié les deux contracts ensemble sous leur vraie date du 6, il s’egare et les date du 13. Enfin le P. Daniel qui paroist avoir veu le vol. 298 des manuscrits de Brienne, où ce contract est aussi daté du 6 et qui auroit pû profiter de la decouverte du P. Lobineau, lui donne aussi pour date le 13.
Il seroit inutile de faire icy une plus longue enumeration des meprises faites par nos historiens en parlant de ce mariage. Je ne puis cependant me dispenser de dire un mot de [fol. 73] Phil. de Comines. Il est tombé dans une autre erreur. Il semble vouloir douter que ce mariage ait esté legitimement contracté, et que c’est à cette pretendue contravention aux loix de l’Eglise qu’il faut attribuer le defaut de successeurs provenus de ce mariage.
Si [13] lesdits mariages (d’Anne de Bretagne et de Marguerite d’Autriche) furent ainsi changez selon l’ordonnance de l’Eglise, ou non ; je m’en rapporte à ce qui en est. Mais plusieurs docteurs en theologie m’ont dit que non, et plusieurs m’ont dit que ouy. Mais quelque chose qu’il en soit, toutes les dames (Anne de Bretagne, Marguerite d’Autriche, et Blanche Sforce femme de Maximilien, roy des romains) ont eu quelque malheur en leurs enfans. La nostre a eu trois fils de rang, et en quatre années. L’un a vescu près de trois ans et puis mourut, et les deux autres sont aussi decedez. Madame Marguerite d’Autriche etc.
[fol. 73v] Si Comines eût sçeu les precautions qui avoient esté prises en cette occasion pour se conformer aux usages de l’Eglise, s’il avoit esté instruit des premieres et secondes dispenses obtenues pour donner la validité necessaire à ce mariage, il se seroit exprimé autrement, et n’auroit point attribué des accidens naturels à un pretendu defaut de formalité qui n’existoit point. Cette alliance estoit souhaittée par tous les gens de bien et terminoit des guerres qui ruinoient la Bretagne : ut finem imponeretis guerris quæ inter vos aliquandiu viguerant in ducatu Britanniæ, in quibus agrorum depopulationes, castrorum et locorum eversiones, bonorum deprædationes, hominum captivationes cedes et membrorum mutilationes, ac alia quamplurima mala quae in bellis fieri solent commissa fuerant et committebantur in dies, suasione procerum regni et ducatus prædictorum invicem matrimonium contraxistis, illudque carnali copula consumastis. C’est ainsi que s’exprime Innocent VIII dans ses secondes dispenses.
[fol. 74] On estoit si persuadé aux deux cours, de France et de Bretagne, de la convenance de cette alliance, qu’il fut expressement stipulé par un article du contract, qu’en cas que le roy decedast avant ladite dame Anne sans aucuns hoirs nez dudit mariage, il luy cede tous les droits qu’il avoit sur le duché, à condition toutesfois et pour eviter les inconveniens des guerres et autres sinistres fortunes vraisemblablement à ensuir entre lesdits pais que ladite dame ne convolera à autres nopces, fors avec le roy futeur s’il luy plaist et faire se peut, ou autre plus prochain presumptif futur successeur de la couronne etc.
Cette clause eût son execution après la mort de Charles VIII.
[1] En marge : « Jean de Saint-Gelais l’exprime moins affirmativement : et furent envoyez vers la duchesse messeigneurs d’Alby et du Bouchaige, et Croy que le roy la veid luy mesmes, et finalement fut accordé le mariaige de luy et de ladite dame, p. 71, 72.
[2] En marge : Le sieur de Pontbriant, gentilhomme breton, fut chargé de cette conduite. D’Argentré, fol. 788, vo.
[3] En marge : 25 novembre.
[4] En marge : procederent, allerent.
[5] Le verso de ce folio est absent de la numérisation de la BNF. Nous en donnons la version qui a été publiée en 1740 dans les Memoires de litterature, tirez des registres de l’Academie royale des inscriptions et belles lettres, tome 13, page 677.
[6] En marge : Histoire de Charles VIII, p. 622.
[7] En marge : Memoires de Comines tome V, p. 463.
[8] En marge : Col. 1543. Voir aussi Recueil des traitez de paix, par du Mont, tome III, partie II, page 273.
[9] En marge : M. Driot, procureur fiscal de la justice temporelle de l’église de Beauvais.
[10] En marge : Histoire de France, tome II, p. 1308.
[11] En marge : Tome V, p. 454. Voir aussi Recueil des traitez de paix par du Mont, tome III, part. II, p. 271.
[12] En marge : p. 138.
[13] En marge : Tome II de l’Edit de 1723, p. 18.