Archéologie du Mythe : hagiographie du Bas Moyen Age et origines fabuleuses de quelques lignages de la noblesse bretonne
Vendredi 29 mai 2009, par
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Études sur la Bretagne et les pays celtiques, Kreiz 4, 1995, p. 5-28.Citer cet article
André-Yves Bourgès, Archéologie du Mythe : hagiographie du Bas Moyen Age et origines fabuleuses de quelques lignages de la noblesse bretonne, 2009, en ligne sur Tudchentil.org, consulté le 12 novembre 2024,www.tudchentil.org/spip.php?article649.
Cet article est la propriété exclusive de son auteur.
Plusieurs familles de l’aristocratie bretonne se sont réclamé, à un moment ou à un autre et en le justifiant par des arguments généalogiques, de la protection particulière d’un saint ou d’un rapport privilégié avec lui : ainsi en est-il - et cette énumération n’est pas exhaustive [1] - des traditions qui associent les Boiséon et saint Melar, les Du Chastel et saint Tanguy, les Kergournadec’h et saint Paul Aurélien, les La Palue et saint Conogan, les Lesguen et saint Guenolé - ou plus exactement sainte Guen, la mère de ce dernier - les Rohan et saint Meriadec. Ces six maisons féodales et/ou seigneuriales de plus ou moins grande notoriété constituent, au travers de leurs prétentions généalogiques et des travaux qui en découlent, le ’terrain’ de notre enquête, auquel il faut ajouter le cas un peu ’oblique’ des Lesquelen et de leurs rapports avec saint Hervé.
Certes, dans une société où les valeurs du christianisme imprégnaient la vie quotidienne, comment les différentes familles concernées n’auraient elles pas été flattées de voir leur nom et leur lignée associés à quelque personnage auréolé ? Mais la véritable problématique dépasse de beaucoup cette constatation et il conviendrait de chercher à savoir quand et pourquoi ces familles ont choisi de se recommander plus particulièrement de tel ou tel saint et de quelle façon ceux-ci ont été finalement intégrés aux généalogies respectives de ces différents lignages ; le traitement exhaustif de cette problématique nécessiterait bien sûr des développements qu’il n’est pas possible d’envisager ici : nous dirons plus bas à quoi nous avons dès lors limité nos ambitions.
Le XIXe siècle, qui a vu - pour des raisons extrêmement complexes et patiemment démêlées par Monsieur J.Y. Guiomar [2] - le véritable ’lancement’ des saints traditionnels de la Bretagne, constitue évidemment le terminus ad quem de notre enquête [3] ; c’est aussi l’époque de quelques grands travaux de généalogie nobiliaire relatifs à la Bretagne dont nous sommes encore aujourd’hui tributaires [4]. Mais la première strate du Mythe, rencontrée en ’creusant’ la question à partir de ce niveau tardif, peut être datée du début du XVIIe siècle : elle nous est perceptible en particulier par l’écho donné à plusieurs de ces fables généalogiques de façon plus ou moins explicite dans l’ouvrage d’Albert Le Grand sur les Vies des saints de la Bretagne Armorique [5].
Explicite le bon père l’est particulièrement quand il évoque les origines familiales de saint Conogan et surtout celles de saint Tanguy, ainsi que la parenté de saint Mériadec : le premier est un "cadet de la Maison de la Palüe, près de la ville de Landerneau" et ses père et mère "proches alliez du vicomte de Léon Guyomarc" ; le second est le fils de Galonus, seigneur de Trémazan, et de Florence, elle même fille du roi de Brest Honorius. Quant à saint Meriadec, il est bien sûr issu du fameux Conan Meriadec, et le vicomte de Rohan est son "premier parent".
Par ailleurs, Albert Le Grand nous raconte la Vie de saint Guénolé selon une tradition visiblement léonarde, inconnue des moines de l’abbaye de Landévennec et très divergente de ce que rapporte la Vita du IXe siècle sur les lieux où se déroulèrent l’enfance et l’éducation du saint ; en particulier il nous apprend que Fragan et Guen après leur mariage "se retirèrent en leur Gouvernement < des Comtez de Léon et Cornouaille > et bastirent en la Paroisse de Plou-Kin, Diocèse de Léon, un beau chasteau qui, du nom de la Dame, fut nommé Les-Guen, où ils firent leur ordinaire résidence. La seconde année de leur mariage, Dieu leur donna un beau fils que Guen mist au monde audit chasteau de Les-guen, et fut nommé sur les sacrez fonds Guennolé..."
Enfin, le P.Albert fait descendre la maison de Kergournadec’h d’un courageux guerrier, originaire de la paroisse de Cléder et qui fut le seul à oser accompagner saint Paul Aurélien quand il s’était agi pour le saint de débarrasser le pays d’un épouvantable dragon ; cette bravoure était à l’origine de son surnom gour na dec’h, "l’homme qui ne s’en retourne pas", surnom qui avait passé à sa maison, Ker gour na dec’h.
La première question souvent posée à celui que nous désignerons l’archéologue du Mythe à propos de telle ou telle fable généalogique, c’est le dilemme mis en évidence par J.C.Schmitt quand il évoque les rapports entre hagiographie et folklore : "s’agit-il d’une légende ’première’, issue d’un vieux fond populaire, ou d’une légende du milieu ’savant’ passant au milieu ’populaire’ ?" [6]. La réponse à cette question est évidemment fonction du résultat des recherches ou, mieux dit encore, si nous nous en tenons à notre métaphore archéologique, du résultat des ’fouilles’ entreprises relativement à la généalogie de la famille dont il s’agit ; autant dire, compte-tenu d’une certaine pauvreté documentaire, qu’il est le plus souvent extrêmement difficile de tirer des conclusions définitives.
En tout cas, il nous semble que l’examen du corpus documentaire, d’ailleurs assez difficilement accessible, constitué par les legendae hagiographiques du Bas Moyen Age permet de dégager partiellement une plus ancienne ’strate’ du Mythe généalogique dans les filiations des six ou sept lignées retenues ici.
Ainsi donc, après quelques considérations rapides sur l’affabulation dans le domaine généalogique, nous évoquerons la littérature hagiographique bretonne du Bas Moyen Age et ses vestiges ; puis nous nous efforcerons de repérer dans ce corpus les éléments susceptibles de nous aider à dater le phénomène d’ ’appropriation’ généalogique de quelques vieux saints bretons par des familles de la noblesse locale.
1.
Qui dit généalogie, dit fable généalogique : la distinction entre les deux est d’ailleurs récente et consécutive au cartésianisme. Avant - et ailleurs, là où le rationalisme n’a pas trop sévi - le Mythe et l’Histoire continuent de s’intercompénètrer dans les sagas familiales : les généalogies encore produites aujourd’hui chez - et par - nos voisins et cousins Ecossais et Irlandais témoignent de cette impossibilité de faire la différence entre ce qui est avéré et ce qui ne l’est pas. En France - pays où la possession d’un ’état’ transmis héréditairement de mâle en mâle conditionne sous l’Ancien Régime le statut politico-social de l’individu - et de facto en Bretagne, les travaux généalogiques réalisés aux XVIIe et XVIIIe siècles concernent exclusivement ou presque les "ascendances paternelles des membres de la noblesse" [7], ce qui a eu pour effet de stériliser durablement la création de mythes ; d’ailleurs les ’robins’ qui travaillaient à la vérification des généalogies soumises aux deux institutions chargées de ce contrôle s’appuyaient sur des instructions que n’auraient pas reniées les champions de l’histoire positiviste du XIXe siècle. De ce gigantesque Panthéon nobiliaire, on peut dire avec les spécialistes que l’œuvre qu’il contient "est dans l’ensemble excellente, appuyée de trois documents par génération, des indications précises de lieux et de dates et des références aux sources" [8]. Inutile de préciser que le corpus généalogique ainsi réuni n’a laissé que peu de place aux fables.
Paradoxalement c’est l’école historique du XIXe siècle, dont nous venons de rappeler qu’elle fut pourtant marquée par le positivisme, qui paraît avoir remis au goût du jour les traditions qui circulaient dans certaines familles de l’aristocratie sur leurs origines et leurs premiers degrés : nous ferons juste rappel ici des prétentions, encouragées par la Monarchie de Juillet, à se targuer d’avoir dans son ascendance un cavalcadeur aux Croisades - prétentions très souvent fondées, en l’absence de documents d’époque, sur les chartes que des faussaires avisés s’empressèrent de fabriquer et de vendre. Il y eut ainsi controverse et scandale à propos des fameux titres de la collection Courtois dont personne n’ignorait le caractère manifeste de faux mais qui furent néanmoins acceptés comme preuves pour l’admission de nombreuses familles à exposer leurs blasons dans la salle des Croisades du château de Versailles [9].
2.
Venons en maintenant à l’hagiographie bretonne du Bas Moyen Age, domaine encore mal connu et peu exploré : ainsi, malgré le titre donné à la publication des résultats de ses Recherches sur l’hagiographie armoricaine du VIIe au XVe siècle [10] Monsieur B. Merdrignac a pratiquement exclu de son propos la production des XIVe et XVe siècles [11], nous privant ainsi, pour cette période, de ses analyses et de ses commentaires avisés. Peut-être cet état de fait s’explique-t-il par l’absence
Principales étapes chronologiques de la production hagiographique bretonne |
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d’une production hagiographique digne de ce nom ou du moins est-il la marque d’un intérêt moindre pour une production hagiographique très fortement tributaire de celles qui l’avaient précédée à l’époque carolingienne et surtout aux XIe, XIIe et XIIIe siècles ? En effet, même si à l’occasion d’études plus spécifiques consacrées aux lectiones des bréviaires bretons du XVe siècle [12], le savant auteur des Recherches sur l’hagiographie armoricaine a cherché à comprendre le sens caché des "sélections, omissions, voire modifications" dans le traitement de la biographie des différents saints concernés, il n’en conclut pas moins que "par définition, les bréviaires abrègent les Vitae des saints bretons composées à l’époque romane" [13].
Comment expliquer cette possible stérilisation de la création ’littéraire’ à ce moment de l’histoire religieuse de la Bretagne ? Pour la seconde moitié du XIVe siècle, mettons que la cause soit entendue avec la guerre de Succession et ses durables conséquences. Mais antérieurement, dans le contexte de floraison littéraire décrit par le poète du Livre des Faits d’Arthur au tout début du XIVe siècle ; et plus encore postérieurement, à l’Age d’Or du duché, pendant cette longue période de paix du XVe siècle qui favorise, en même temps que le développement économique et l’indépendance politique, la création dans tous les domaines de la vie culturelle bretonne, pourquoi aurait on renoncé à composer des œuvres hagiographiques ?
La question mérite d’autant plus d’être posée que, dès le premier tiers du XVIIe siècle, on se trouve en présence, avec les Vies des saints de la Bretagne Armorique réunies par le P. Albert le Grand, d’un corpus documentaire riche de quelques quatre vingt légendes hagiographiques - mais le nombre de saints mentionnés est plus important car nombre d’entre eux n’ont pas droit à un article spécifique et ne font que ’traverser’ les biographies de leurs confrères en sainteté - dont près d’un quart ne sont justement connues que par l’ouvrage d’Albert Le Grand et ne ’remontent’ pas, en l’état actuel de nos connaissances, à des Vitae des époques carolingienne et romane. En outre, la plupart des légendes hagiographiques relatives aux autres saints contiennent des épisodes qui ne figuraient pas dans ces Vitae, voire même des informations qui sont en contradiction avec les traditions anciennes. Sauf à supposer que tous les éléments ’nouveaux’ ou du moins ’surajoutés’ de ce corpus hagiographique sont les fruits de l’imagination fertile du P.Albert - ce qui constitue le meilleur moyen, sinon le plus honnête, d’évacuer la question que nous nous posons - il faut donc qu’il y ait eu, antérieurement à l’œuvre de ce dernier, un ensemble de traditions écrites et/ou orales plus ou moins différenciées de celles qui avaient été transmises par les Vitae des époques carolingienne et romane.
Or, justement, Albert Le Grand fait consciencieusement état, pour chacune des légendes réunies par ses soins, des sources auxquelles il a puisé, sources écrites le plus souvent et quelquefois sources orales. En ce qui concerne celles-ci, identification, datation et évaluation se révèlent naturellement impossible à réaliser. Les sources écrites sont de deux ordres : 1°) sources déjà imprimées et assez largement diffusées à l’époque d’Albert Le Grand, généralement conservées de nos jours, donc relativement bien connues et répertoriées [14] ; 2°) sources manuscrites et qui, pour la plupart, le demeurèrent, contenues dans un petit nombre de manuscrits souvent disparus depuis [15].
Parmi ces sources manuscrites aujourd’hui perdues il y a notamment l’ouvrage composé en 1472 [16] par le Chanoine Yves Le Grand et utilisé par Albert Le Grand pour composer ses Vies des saints Riok, Guevroc, Jaoua, Vouga, Hervé, Goulven, Tenenan, Sezni, Tanguy ; le P.Albert lui emprunte également des éléments relatifs à la fondation de Notre-Dame du Folgoët, à l’élévation du corps de saint Vincent Ferrier à Vannes - cérémonie à laquelle Yves Le Grand avait participé - et enfin à la translation du Doigt de saint Jean-Baptiste à Plougasnou en Trégor. Aux dires d’Albert Le Grand, Messire Yves son homonyme, et peut-être son parent, lequel était premier Aumônier et Conseiller de François II, aurait effectué ses recherches "par exprès commandement du duc" dans le but, sinon de produire lui même une histoire de Bretagne, du moins de procurer les matériaux nécessaires à un autre historien, en l’occurrence Pierre Le Baud. Il y a probablement derrière ces assertions souvent mises en doute par les commentateurs, l’écho un peu déformé de l’opération de
Yves Le Grand | Légendaire de Saint-Pol de Léon | Légendaire de N-D du Folgoat | |
Riok | X | ||
Guevroc | X | X | X |
Jaoua | X | X | |
la fondation de N-D du Folgoët | X | ||
Vouga | X | X | |
Hervé | X | X | X |
Goulven | X | X | |
Tenenan | X | X | X |
Samson | X | X | |
la translation du Doigt de saint Jean-Baptiste à Plougasnou en Trégor | X | ||
Sezni | X | X | X |
Suliau | X | X | |
Clair | X | X | |
Ursule | X | X | |
Goëznou | X | X | |
Malo | X | X | |
Tanguy | X | X | |
Guiner | X |
dépouillement systématique des archives des églises, abbayes et prieurés de Bretagne entreprise sous le règne de François II et dont témoigne un mandement ducal de 1464 [17].
Sans doute le chanoine Yves Le Grand, prébendé à la Cathédrale de Saint-Pol et à la Collégiale du Folgoët a-t-il eu accès aux Légendaires de l’une et de l’autre, également consultés par Albert Le Grand.
Le Légendaire - choral [18] - de la Cathédrale est en effet l’une des sources utilisées par ce dernier, qui le qualifie "vieil", notamment pour la composition de ses Vies des saints Guevroc, Jaoua, Vouga, Hervé, Goulven [19], Tenenan, Samson, Sezni, Suliau, Clair, Ursule, Goëznou et Malo.
Le légendaire du Folgoët est lui aussi qualifié "vieil" par le P.Albert qui le mentionne parmi les sources de ses Vies des saints Guevroc, Hervé, Tenenan, Samson, Sezni, Suliau, Clair, Ursule, Goëznou, Malo, Tanguy, Guiner.
Comme il se voit par la comparaison entre les occurrences de ces trois sources d’Albert Le Grand, seuls la légende des saints Riok, Neventer et Derrien - évidemment composée par Yves Le Grand, qui fut un temps recteur de Plouneventer, à partir des traditions orales du lieu - et les différents éléments relatifs au culte de saint Vincent Ferrier en Bretagne et à la translation du Doigt de saint-Jean-Baptiste à Plougasnou - éléments assez tardifs puisqu’il faut en abaisser la datation après le premier tiers du XVe siècle - sont susceptibles de ne pas avoir été empruntés par Yves Le Grand au Légendaire de la Cathédrale de Saint-Pol-de-Léon ou à celui de la Collégiale du Folgoët. De surcroît, si l’on en juge par les sources rapportées par Albert Le Grand, il n’est nullement certain que les éléments relatifs aux origines et au développement de ce dernier sanctuaire figurassent dans le Légendaire du lieu - et pas davantage dans celui de Saint-Pol ; dès lors, rien ne s’oppose à ce que l’antiquité de ces Légendaires puisse être reculée au moins jusqu’au premier tiers du XVe siècle pour celui du Folgoët, lequel pourrait être contemporain des libéralités du duc Jean V pour le sanctuaire léonard - et à une époque plus ancienne encore pour celui de la Cathédrale de Saint-Pol-de-Léon.
Il a par ailleurs existé "un vieil légendaire aussi manuscrit sur vellin" à l’abbaye Saint-Mathieu-de-Fineterre que le P.Albert mentionne parmi les sources de sa Vie de saint Vouga. Il serait étonnant que ce manuscrit n’ait pas contenu une légende de saint Tanguy, sauf à considérer que la tradition qui fait de ce personnage le premier abbé de Saint-Mathieu est en fait plus tardive que ne l’était le Légendaire de l’abbaye. Le même type de remarque vaut également pour un ou plusieurs manuscrits conservés à l’église abbatiale de Daoulas dont fait mention Albert Le Grand dans les sources de sa Vie de saint Riok : il serait étonnant qu’ils n’aient pas contenu une légende de saint Jaoua, sauf à considérer que la tradition qui fait de ce personnage le premier abbé de Daoulas est, elle aussi, plus tardive que ne l’étaient les manuscrits en question.
Il convient de remarquer que ni le Légendaire de Saint-Mathieu pour la Vie de saint Tanguy, ni le ou les manuscrits de Daoulas pour celle de saint Jaoua ne sont mentionnés par le P.Albert dans les sources respectives de ces deux Vies. Il s’agit là d’un indice intéressant mais hélas très difficile d’interprétation : ou bien il confirme l’hypothèse de la création tardive des légendes de saint Tanguy et de saint Jaoua ; ou bien, au contraire, il permet de supposer la grande antiquité des Légendaires et autres manuscrits des abbayes concernées, antérieure à la mise en place de traditions hagiographiques pourtant relativement anciennes.
Saint-Pol-de-Léon, Le Folgoët, Saint-Mathieu-de-Fineterre et Daoulas : à une exception peut-être, ce sont là les étapes qui jalonnent le périple de Pierre Le Baud en Léon à l’occasion de sa quête archivistique ; et ses notes de voyage constituent un témoignage irréfutable de l’existence en ces lieux dans le dernier tiers du XVe siècle des documents [20] dont se sont successivement servi Yves et Albert Le Grand.
A côté de ces Légendaires il existait des ouvrages plus modestes, généralement consacrés à un seul saint et conservés dans les paroisses dont ces saints étaient justement les patrons : la Vie de saint Meriadec était ainsi contenue dans "un vieil légendaire manuscrit gardé en l’église de S.Jean Traoun Meriadec, dite du Doigt, en la paroisse de Plou-Gaznou, Diocèse de Treguer" ; celle de saint Hernin dans "un vieil manuscrit, gardé en l’église de Loc-Karn" ; celle de saint Hervé, "distribuée par Leçons, Hymnes, Antiennes, Respons et Proses", dans un manuscrit de "l’église parochiale du Faouet, Diocèse de Treguer, à luy dédiée" ; celle de saint Sezni dans un "ancien livre manuscrit gardé en l’église parochiale de Guic-Sezni" ; l’original de celle de saint Suliau était "gardé en son église de saint Suliau sur Rance" ; celle de saint Melar était contenue dans un légendaire manuscrit "de l’église doyennale de saint Melar de Land-Meur" ; celle de saint Guénégan dans "un ancien Légendaire mss" communiqué à Albert Le Grand "par le vicaire de l’église de saint Guénégan près Landerneau, l’an 1624" ; celle de saint Goëznou - qu’Albert Le Grand mentionne expressément dans les sources de sa propre Vie du saint mais sans préciser sa localisation [21] - dans un manuscrit dont on sait qu’il était conservé vers les années 1390-1400 à l’église de Langoëznou (aujourd’hui Gouesnou) [22] ; etc, etc...
3.
Troisième étape de notre démarche : repérer dans le corpus hagiographique du Moyen-Age, dont nous venons de recenser rapidement les possibles vestiges transmis par Albert Le Grand, les éléments susceptibles de nous aider à dater et donc à tenter d’expliquer le phénomène d’ ’appropriation’ généalogique, par quelques lignages de la noblesse bretonne, de la "Légende Dorée" de plusieurs vieux saints du pays.
Examinons d’abord rapidement le cas des relations de la famille de Lesquelen avec saint Hervé : la Vita de saint Hervé contient un épisode de possession diabolique dont la localisation et la datation sont possibles, en l’occurrence à Lesquelen, paroisse de Plabennec, en 1198. L’hagiographe - pour être originaire, sinon de Plabennec, du moins du Bas Léon - connaissait cette anecdote mais écrivait suffisamment de temps après les évènements pour les associer, sans crainte d’être contredit, à saint Hervé : d’une part, il y était question d’un exorcisme et il s’agissait là d’une ’spécialité’ d’Hervé, comme le rappelait le liber Exorcismorum du saint conservé à Saint-Melaine de Morlaix ; d’autre part, la famille de Lesquelen avait
Terminus a quo | Terminus ad quem | ||
Les Rohan et saint Mériadec | 1128>1234>1302> | <1234<1302<1363 | |
Les Kergournadec’h et saint Paul Aurélien | 1263>1288> | <1434 | |
Les Lesguen et sainte Guen | 2nde moitié du XIVe s.> | <vers 1480 | | Les Du Chastel et saint Tanguy | vers 1430> | <1472 |
Les La Palue et saint Conogan | vers 1450>1516> | <1er quart du XVIIe s. | |
Les Boiséon et saint Melar | vers 1360>1466> | <1er quart du XVIIe s. |
toujours tenu le saint en singulière considération, comme le montrait le fait que, depuis un certain Hervé de Lesquelen, cité en 1279 et 1284 [23] - dont nous savons qu’il était le fils d’un autre Hervé, décédé entre 1277 et 1279 [24] - plusieurs membres de ce lignage avaient porté son nom. Dès lors c’est plutôt à l’extrême fin du XIIIe siècle sinon au début du XIVe siècle qu’il faut abaisser l’époque de composition de la Vita de saint Hervé, ce qui ne préjuge nullement de l’existence de documents hagiographiques beaucoup plus anciens relatifs à ce saint . Mais surtout la branche aînée de la famille de Lesquelen s’étant éteinte dans les mâles, son fief patronymique avait passé, dès avant la fin du XIIIe siècle, aux Vieux-Chastel puis, à la génération suivante, aux Quelen et fut ensuite donné en partage à une fille de cette dernière famille, Aliette, qui l’apporta à Tangui de Kermavan, à l’occasion de leur mariage en 1409. Or, on ne voit pas que la maison de Quelen ou celle de Kermavan se sont approprié saint Hervé puisqu’elles ont, de leur côté, développé des fables généalogiques qui les mettaient en relations avec saint Hernin pour les Quelen et avec saint Tenenan pour les Kermavan. Avec toute la prudence qu’il faut observer dans le cadre d’une argumentation a contrario et seulement basée sur l’absence d’éléments positifs, il y a peut-être là l’indice qu’à l’époque où fut composée la Vita de saint Hervé, la ’captation généalogique’ du saint par la famille concernée n’était pas envisageable ou simplement pas envisagée.
En ce qui concerne les rapports entre saint Mériadec et les Rohan tout se cristallise - et tout s’embrouille - autour du personnage de Conan Meriadec, réputé l’invention de Geoffroy de Monmouth, et dont prétendait être issue la famille de Rohan. En fait, les deux noms désignaient chacun à l’origine un personnage distinct. Un certain Conan, possible chef de guerre breton de l’époque du Bas-Empire, était le plus souvent connu sous ce seul nom, non seulement dans la tradition insulaire mais aussi sur le continent [25] ; quant à Meriadec, c’était le nom porté par un puissant féodal dont le château était en Plougoulm [26] et qui fut en guerre contre Guiomarch de Léon sous le règne du comte Hoël (1066-1084). Geoffroy de Monmouth a amalgamé ces deux traditions [27], très éloignées l’une de l’autre dans le temps et dans l’espace, pour créer le mythe de Conan Meriadec ; mais à l’époque de Marie de France, une génération après la publication de l’Historia Regum Britanniae, Meriadec, dont on montrait alors le château-fort en ruines, était encore distingué de Conan, et l’on gardait le souvenir de son affrontement militaire avec le vicomte de Léon [28].
Le nom Meriadec était aussi celui d’un ’vieux’ saint de Bretagne armoricaine que sa Vita, contaminée par l’ouvrage de Geoffroy de Monmouth, présente naturellement comme le "descendant en droite ligne du roi Conan le Magnifique" et le fils d’un "ministre du duc de Petite Bretagne ainsi que le rapportent les Chroniques". Cette contamination par l’Historia Regum Britanniae constitue un premier terminus a quo de la rédaction de la Vita, que vient confirmer la mention nécessairement postérieure à 1128 d’un uicecomes de Rohano et de son castrum de Ponte Ivii.
Ensuite, l’auteur de la Vita [29] paraît écrire à l’instigation et sous la dictée même de la famille de Rohan en des termes d’une revendication très nette : il déclare en effet que "le vicomte de Rohan était considéré comme étant son cousin
Enfin la date de 1302 que les deux versions conservées de la Vita associent - par lapsus ? - à celle de la mort du saint suggère l’hypothèse d’une rédaction postérieure à cette date, à moins qu’il ne s’agisse précisément de celle à laquelle a travaillé l’hagiographe [31]. Ainsi, la Vita de saint Meriadec constituerait-elle l’un des éléments de cette collection de documents interpolés, falsifiés ou créés de toutes pièces afin de fonder les prétentions de la maison de Rohan à descendre des plus anciens souverains de Bretagne. Ce travail de ’mythification’ des origines pourtant déjà illustres du lignage en question s’est intensifié dans le courant du XIVe siècle, en particulier après la prestigieuse alliance avec Jeanne de Léon, laquelle avait hérité de son frère décédé sans hoirs en 1363 le patrimoine matériel et spirituel des puissants vicomtes de Léon [32] : témoignent notamment de cette volonté mythificatrice les pseudo-chartes ducales de 1088 et de 1057.
Les Vitae de saint Paul Aurélien et de saint Guénolé ont été composées à l’époque carolingienne : ni l’une ni l’autre ne font évidemment mention des traditions rapportées par Albert Le Grand et qui unissent ces deux saints respectivement à la famille de Kergournadec’h et de Lesguen.
Ker gour na dec’h. Naturellement l’étymologie ne vaut rien sinon parce qu’elle rend compte de la tradition - à moins et plus probablement que ce soit la tradition qui rende compte de cette étymologie fantaisiste. L’épisode du serpent monstrueux est déjà dans la Vita de saint Paul Aurélien par UUrmonoc (datée 884) ; mais il n’ y a pas d’allusion spécifique à un guerrier qui, le seul de toute une population, aurait accepté d’accompagner le saint ; l’hagiographe carolingien évoque au contraire "ceux qui étaient venus assister au spectacle" [33].
Pourtant dès 1434, une enquête, à laquelle paraissent les gentilshommes de Cléder et qui n’est plus connue que parce qu’en rapporte le généalogiste Wulson de la Colombière [34], nous apprend que l’hymne de l’octave de saint Paul racontait précisément l’histoire du brave Chevalier qui n’avait pas fui le dragon de l’île de Batz et dont le patronyme gardait le souvenir de ce haut fait :
Villa uiri non fugientis
Miles erat tunc temporis.
Cette date de 1434 constitue donc le terminus ad quem de l’apparition de la fable généalogique relative à la Maison de Kergournadec’h ; quant au terminus a quo, il peut être fixé avec assez de vraissemblance à la fin du XIIIe siècle quand est mentionné pour la première fois dans l’entourage du vicomte de Léon un seigneur de ce nom : il s’agit en l’occurrence d’Olivier, cité en 1288 [35] et dont une généalogie tardive de la famille de Kergournadec’h fait précisément l’époux d’une certaine Alix de Léon [36]. La filiation de cette famille de Kergournadec’h est assez embrouillée dans ses premiers degrés et se confond avec celle de la famille Nuz dont le nom paraît lui attesté dès 1263 [37] ; c’est probablement entre ces deux dates que les Nuz, famille effectivement alliée à la branche cadette de la Maison de Léon [38], ont été ’ensaisinés’ de la seigneurie de Kergournadec’h par leurs parents et suzerains.
Dom Noël Mars, le premier historien de Landévennec (en 1648), qui n’est pas tendre pour le travail du P.Albert, est bien obligé de reconnaître "la vérité de la tradition qui dict que le chasteau de Les-Guen qui est dans le Léonnois estoit des appartenances de Fragan,lequel fut ainsi nommé à raison de sa femme Blanche, car Les en bas breton signifie cour et gwen blanc, comme qui dirait la cour de Blanche" [39].
La tradition sur laquelle fait fond Albert Le Grand devait être d’ailleurs définitivement consacrée par un tableau, conservé au château de Lesven en Plouguin, qui représente la filiation spirituelle unissant Corentin à son élève Guénolé et celui-ci à un religieux du XVIIe siècle - peut-être Dom Michel Le Nobletz - , tableau probablement exécuté à la commande de Jean Le Ny, sieur de Lesguen et dans lequel on croit que le commanditaire et sa femme Anne Gourio ont souhaité personnifier saint Fragan et sainte Guen ; si cette personnification peut poser problême, il paraît acquis en revanche que Jean Le Ny, descendant de la famille de Lesguen, revendiquait d’être issu de sainte Guen comme en témoigne sa devise héraldique "Mamelle d’or" qui figure sur ce tableau [40].
Cette tradition léonarde était en tout cas déjà connue de Pierre Le Baud qui la mentionne dans la première version de son Histoire de Bretagne (avant 1480) [41], ce qui constitue le terminus ad quem de l’apparition de la fable généalogique en question ; quant au terminus a quo, il peut être fixé là encore avec assez de vraissemblance et selon l’évident principe que la légende n’a certainement pas précédé la ’naissance’ du lignage, à l’époque où est fait mention du premier membre connu de la famille de Lesguen : il s’agit en l’occurrence d’un nommé Guillaume qui vivait dans la seconde moitié du XIVe siècle [42].
Pour ce qui concerne la Vie de saint Tanguy dont Albert Le Grand nous a transmis la "substantifique moëlle", il est presque certain que ce texte a été écrit au XVe siècle : Monsieur B.Tanguy a fait remarquer que ce texte, outre qu’il soulignait expressément la parenté du saint avec la Maison du Chastel, faisait mention d’un miracle intervenu à Coatelez ; or, une alliance Du Chastel-Coatelez est signalée vers 1430 d’où était issu l’évêque de Tréguier Christophe Du Chastel. Rien ne s’oppose à ce que l’auteur de cette Legenda - car il s’agit d’un texte latin [43] - ait écrit à l’époque même à laquelle fut formé le recueil du Folgoët ; en tout état de cause, le terminus ad quem de cette composition peut être fixé avec assez de vraissemblance à 1472, date de l’ouvrage d’Yves Le Grand.
La Vie de saint Conogan fait mention de la parenté des père et mère du saint - présenté on l’a vu comme le fils d’un seigneur de La Palue - avec le vicomte Guiomarc’h de Léon : cette précision est postérieure en même temps qu’elle rend compte de l’alliance (vers 1450) d’Olivier, seigneur de La Palue et de Jeanne Guiomar, héritière de La Petite Palue, dont les familles prétendaient l’une et l’autre être issues des anciens vicomtes de Léon, et précisément de Guiomarc’h cité en 1206 [44], fils cadet d’Hervé, vicomte de Léon et à son tour père d’Hervé cité en 1262 [45]. L’époque de composition de cette Vie et de la fable généalogique qu’elle contient doit pouvoir être fixée avec assez de vraissemblance au premier quart du XVIe siècle, très légèrement après la publication en 1516 du Bréviaire de Léon, lequel ne rapporte aucune leçon propre du saint [46], au moment où la seigneurie de La Palue a été apportée par son héritière, Françoise, à Troïlus de Montdragon, gentilhomme d’origine espagnole qui revendiquait d’être, juste après le titulaire de la vicomté de Léon - en l’occurrence le vicomte de Rohan - le premier des seigneurs de ce pays. Troïlus de Montdragon fut d’ailleurs inhumé dans le chœur de l’église de Beuzit-Conogan et son magnifique tombeau portaient ses armoiries "et celles de La Palue, avec leurs alliances, Bretagne, Léon, Kerret, Du Lec’h, Guiomar, de Boutteville, de Tréziguidy et de Kergorlay" [47].
La Legenda de saint Melar a été vraisemblablement compilée au Bas Moyen Age, en tout cas à partir du XIIIe siècle, et fut insérée notamment dans le Légendaire du Folgoët. Cette compilation a été effectuée à partir de traditions plus anciennes qui se retrouvent dans une Vita de l’âge féodal ; mais il semble que cette Vita avait été précocement transportée hors de Bretagne et n’y fut réintroduite qu’au début du XVIe siècle.
Ni l’une ni l’autre ne font mention de la fable généalogique qui met en relation la famille de Boiséon avec saint Melar ; et la marge d’imprécision en ce qui concerne la détermination du terminus a quo et du terminus ad quem d’apparition de cette légende est extrêment large, non pas tant parce que la documentation est déficitaire comme c’est le cas plus haut - mais au contraire parce qu’elle est surabondante et tardive. En effet, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, un ecclésiastique attaché, en qualité de chapelain,à la Maison de Boiséon, s’est livré à un important travail historiographique relatif au lignage de ses employeurs [48] : comme il ne pouvait être question d’autre chose que de souligner les origines et les développements illustres de cette famille, il convient d’accueillir avec précaution les assertions de l’abbé de Gouessant - c’est le nom de cet ecclésiastique - quand elles prétendent s’appuyer sur des documents déjà à l’époque perdus et qui n’ont pas été retrouvés depuis. C’est notamment le cas d’un hypothétique "ancien manuscript gardé depuis plusieurs siècles dans le thrésor de l’Eglise Doyennale de Lameur" et que le chapelain range parmi les "plus augustes monuments de France" [49]. Ce manuscrit avait été emprunté dans le premier tiers du XVIIe siècle par l’évêque de Dol - dont dépendait Lanmeur - aux fins d’être publié, mais n’avait jamais connu cet honneur ni les paroissiens de Lanmeur le bonheur de récupérer leur précieux document ; et, ajoute l’abbé de Gouessant, "ceux qui souffrent le plus dans la perte de ce manuscript sont Messieurs de Boyséon puisque la filiation des princes de Lameur y estoit raportée depuis sa source avec une infinité de particularités glorieuses" [50] etc, etc.
Fort heureusement pour l’avancement des travaux du chapelain de la Maison de Boiséon, ce manuscrit avait déjà été utilisé par un autre historien, Yves Arrel, pour sa Vie de saint Melaire, Martyr en Bretagne [51] - c’est d’ailleurs à ce dernier travail qu’Albert Le Grand a emprunté l’essentiel de sa propre Vie du saint - et quelques chapitres en avaient été ainsi conservés, notamment celui dans lequel il est question "clairement quoyque sommairement de la fondation des principaultés de Lameur et de Cornouaille" : comme on peut en juger sur pièces, il s’agit là clairement d’une forgerie impudente destinée à magnifier l’extraction des Maisons de Lanmeur, alias Kerfeunteun - et ce dernier nom démontre amplement qu’il s’agit d’une forgerie tardive [52] - de Boiséon, Du Parc et de Coetredrez, ces quatre Maisons citées dans l’ordre successif de la naissance supposée de leurs auteurs, réputés quatre frères issus d’un cadet des rois de Cornouaille. La mention de la famille de Coetredrez procure un terminus a quo de la mise au net de cette tradition, car l’association de ce lignage avec celui de Boiséon remonte seulement à la date à laquelle un cadet de Coetredrez épousa l’héritière des noms et armes de Boiséon et releva ceux-ci (vers 1360). Quant à la famille Du Parc, on sait que dès 1466, elle revendiquait en effet, sur la foi de documents alors conservés dans le chartrier de Boiséon, d’être issue de la Maison de Lanmeur, avant même les Boiséon auxquels elle contestait en conséquence la prétention d’être les premiers prééminenciers de la paroisse ; mais, malgré que cette revendication n’ait pas été sans fondement [53], la position occupée à cette époque auprès du duc de Bretagne par Guillaume de Boiséon, fit trancher le débat en la faveur de ce dernier. Enfin, pour ce qui touche aux Lanmeur et aux Boiséon, il semble bien que l’abandon du premier de ces deux noms au profit du second par les descendants de Pierre de Lanmeur, marié vers 1300 à Leueneza, héritière de Boiséon, soit l’indice d’une plus grande notoriété de cette dernière Maison. En tout état de cause, Pierre de Lanmeur n’était pas seigneur du lieu et ce nom lui venait probablement des fonctions judiciaires qu’il exerçait "dans cette modeste capitale de châtellenie" [54]. Au total, en tenant compte de ce qu’en 1466 encore la fable généalogique résumée ci-dessus n’était pas encore établie, auquel cas les parties au procès n’eussent pas manqué d’en faire mention, il faut abaisser le terminus ad quem de cette tradition à l’époque à laquelle travaillait Yves Arrel, c’est à dire dans le premier quart du XVIIe siècle. D’assez nombreuses présomptions permettent d’ailleurs de supposer que ce personnage, qui descendait lui-même des Boiséon, fut sinon le créateur du moins l’amplificateur de la légende en question.
Ainsi, on observe que la tradition de création hagiographique a perduré en Bretagne au delà de l’époque romane sur une longue période :
1°) jusqu’à l’extrême fin du XVe siècle sous forme de Legendae qui certes empruntent la trame générale de leur récit aux Vitae des époques antérieures - quand ces Vitae existent (saint Guénolé, saint Paul Aurélien) - mais qui font souvent montre de création originale (saint Mériadec, saint Tanguy) ; ces Legendae sont parfois réunies dans un recueil manuscrit - Legendarium - ou subsistent à l’état de libellus
2°) au XVIe siècle, voire jusqu’au tout début du XVIIe siècle, cette tradition n’avait pas encore disparu comme en témoignent respectivement les compositions hagiographiques sur saint Conogan et sur saint Melar.
L’apparition de fables généalogiques dans l’hagiographie bretonne est un phénomène qui s’étend sur toute la période considérée. Ce genre de préoccupation, encore absente de la Vita de saint Hervé, de la fin du XIIIe siècle, apparaît en effet très nettement dans celle de saint Meriadec qui est peut-être du début du XIVe. Elle connait son véritable développement après la Guerre de Succession de Bretagne : on sait combien les deux compétiteurs au trône ducal s’étaient efforcé l’un et l’autre de capter à leur profit la double illustration de leurs prédécesseurs les rois saints Judicaël et Salomon -et nul doute qu’ils furent imités, un peu plus tard, par nombre de familles de l’aristocratie qui, tels les Du Chastel avec saint Tanguy, cherchaient à montrer dans leur généalogie la parenté ou le rapport privilégié de leurs ancêtres avec un personnage auréolé de la double gloire du chevalier et du saint ; on sait aussi que, sensiblement à la même époque, c’est à dire dans les premières années du XVe siècle, l’auteur anonyme du Chronicon Briocense va utiliser pour la première fois des Vitae et Legendae de saints bretons comme matériau historique, démarche qui s’apparente évidemment à l’ ’appropriation’ généalogique dont nous avons parlé à propos de l’attitude de ces lignages à l’égard de saints bretons. Tout au long du XVe siècle cette attitude persiste, que viennent sans doute renforcer la compilation, l’abréviation, l’adaptation, voire l’interpolation de textes destinés à être insérés dans les différents Légendaires où s’exprime la sensibilité hagiographique de la fin du Moyen-Age. Au XVIe siècle et jusqu’au premier tiers du XVIIe siècle - avec néanmoins ce tournant considérable que constitue l’utilisation par l’hagiographe de la langue française - c’est toujours le même courant, tel que sorti trois siècles auparavant de l’ouvrage de Jacques de Voragine, qui charrie des productions d’où la création littéraire et l’invention ne sont jamais absentes et qui constituent le terrain d’élection du Mythe. Ce phénomène de longue durée va brusquement s’interrompre avec la pénétration de la pensée cartésienne, en même temps que la diffusion massive des textes hagiographiques, rendue possible grâce à l’imprimerie, fige définitivement les fables ultimement recueillies dans la tradition orale et dans les vieux Légendaires manuscrits par Albert Le Grand.
[1] Ainsi il faudrait ajouter, par exemple, les Quelen avec saint Hernin et les Kermavan avec saint Tenenan : nous en disons quelques mots plus bas in-texto.
[2] Le Bretonisme. Les historiens bretons au XIXe siècle, Mayenne, 1987, en particulier le chapitre 7, "Au commencement étaient les saints bretons", p 212-258.
[3] La 5e et dernière édition des Vies des saints de la Bretagne Armorique d’Albert le Grand, édition dite ’des trois chanoines’ date de 1901.
[4] Au XIXe siècle, le spécialiste de la noblesse bretonne, que la plupart des historiens et des chartistes reconnaissaient comme tel, Arthur de La Borderie le tout premier, s’appelait Pol Potier de Courcy et ses travaux, qui ont connu un succès durable et mérité, continuent d’ailleurs de faire autorité. Le personnage est intéressant et mériterait une étude particulière - mais c’est vrai de tous ces érudits et antiquaires du siècle dernier. Potier de Courcy est avant tout l’auteur du célèbre Nobiliaire et Armorial de Bretagne dont la première édition à Saint-Pol de Léon en 1846 a été suivie de plusieurs autres et qui a fait l’objet d’un récent reprint (4e édition, Mayenne, 1970).
[5] 1ère édition, Nantes, 1636 ou 1637. - Voir supra note 3.
[6] Rapporté par Bernard Merdrignac dans ses Recherches sur l’hagiographie armoricaine, Tome 2, 1986, p. 77.
[7] Pierre Durye, La généalogie, Paris, 4e édition, 1975, p. 14.
[8] Idem, p. 16.
[9] Sur cette "magistrale escroquerie" comme la qualifie Dom Louis Bergeron, voir la courte note de celui-ci dans La France Généalogique, n° 118, volume 19, 1977, p 162-163 qui donne une récente bibliographie sur le sujet.
[10] Tome 1, 1985 ; tome 2, 1986.
[11] A l’exception des Vitae IIa Paterni, IIa Maudeti et Herbaudi, - des possibles remaniements tardifs (XVe siècle) de Vitae Sulini et Tenennani insulaires - et de la légende des saints Riok, Neventer et Derrien composée en 1472 par Yves Le Grand, l’essentiel du corpus réuni et utilisé par Monsieur B.Merdrignac ne descend pas en deçà du XIIIe siècle ; il évoque aussi mais très rapidement les Vies des saints Ke, Jaoua et Sezni, telles qu’elles ont été compilées par Albert Le Grand d’après des pièces hagiographiques plus anciennes.
[12] Voir en particulier l’article intitulé "les origines bretonnes dans les leçons des bréviaires des XVe- XVIe siècles", dans 1991 : la Bretagne, terre d’Europe, 1992, p. 295-309.
[13] Idem, p 296.
[14] Mais certaines dont la diffusion était trop locale et/ou trop faible ont néanmoins disparu : ainsi en est-il de la Vie de saint Efflam, imprimée en 1575.
[15] Avec des exceptions notables telle l’Histoire de Bretagne de Pierre Le Baud dont les deux versions ont été publiées tardivement, en 1638 par Pierre D’Hozier et au début de notre siècle par le Vicomte de La Lande de Calan.
[16] Cette date est donnée à plusieurs reprises par Albert Le Grand et devait donc être expressément indiquée en tête ou à la fin du manuscrit.
[17] Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire de Bretagne, tome 3, col. 67.
[18] Cette précision est donnée dans les sources de la Vie de saint Vouga.
[19] Le Legendaire n’est pas explicitement indiqué parmi les sources de cette Vie, mais seulement "les manuscrits de la Cathédrale de Léon".
[20] Le carnet de notes de Pierre Le Baud est conservé aux Archives Départementales d’Ille et Vilaine, 1 F 1003 ; voir notamment les pages 46 à 52 et 187 à 197. - Il n’y a pas d’indices apparents d’un passage de Pierre Le Baud à Saint-Pol de Léon : voir Gw. Le Duc, "l’évêché mythique de Brest" dans Britannia Monastica, volume 3, 1994, p 169-199, en particulier p 182-183. - La date de ce périple archivistique à travers toute la Bretagne continue d’être discutée : vers 1460-1480 ou après 1498.
[21] Il n’est pas sûr que le P.Albert ait vu cette Vita latine sur laquelle il donne des précisions qu’il a pu emprunter à ses prédécesseurs ; en fait cette Vita a disparu depuis longtemps déjà et ce qui est donné sous ce titre est une sorte de compilation historique rapportée par Pierre Le Baud pages 48-50 de son carnet de notes déjà cité.
[22] Chronicon Briocense, édition Sterckx-Le Duc, 1972, 109, p 236-237.
[23] Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire de Bretagne, tome 1, col 1050 et 1071.
[24] Idem, col. 1044 et 1048.
[25] L.Fleuriot, les origines de la Bretagne, 1982, p 122-123. - Il faut aussi souligner que l’hagiographe de saint Meriadec lui donne le seul nom de Conan, tout comme le poëte du Livre des Faits d’Arthur : leurs sources, en dehors bien sûr de l’Historia Regum Britanniae, ne fournissaient peut-être pas le nom supplémentaire Meriadec ; mais - et c’est bien là la preuve que les textes en question ont été écrits après et d’après Geoffroy de Monmouth - le poëte du Livre des Faits d’Arthur et l’auteur de la Vita Mereadoci ont justement composé leurs œuvres respectives pour rattacher au mythe de Conan Meriadec ce Conan ’tout court’.
[26] L’auteur du Livre des Faits d’Arthur fait mention d’un noble château (castellum nobile) depuis ruiné et appelé le "château Meriadec" (semirutum castellum Meriadochi / appellatur ad huc de nomine), situé aux confins de Plougoulm sur les bords de l’agréable fleuve Guilidon (in fine plebis quam uestra Columbe / lingua uocat plebem iuxta Guilidonis amenum / flumen). -Extrait du L.F.A. (vers 103 à 107) obligeamment communiqué par Monsieur Gw.Le Duc.
[27] La première devait être assez répandue à la fois dans l’île de Bretagne et dans la péninsule armoricaine ; quant à la seconde, plus récente, Geoffroy a pu en avoir connaissance par des Bretons d’Armorique venus s’installer dans l’île après la conquête Normande, notamment à la suite des princes de la maison de Penthièvre.
[28] Voir ce qu’écrit Marie de France à propos du chastel dont Guiomarch de Léon s’est emparé et qu’il a détruit, en même temps qu’il a tué son occupant, le seigneur Meriadu (le chastel a destruit e pris / e le seignur dedenz ocis - Extrait du lai de Guigemar, vers 879 et 880).
[29] Il y avait au moins deux traditions différentes de cette Vita : l’une aboutit au Legendarium manuscrit de la Cathédrale de Tréguier, compilé au XVe siècle et aujourd’hui disparu - mais, entre autres Vitae, celle de saint Meriadec nous a été conservée par la copie des Bénédictins œuvrant au XVIIe siècle pour réunir les différents matériaux de l’histoire de Bretagne (ms Paris, Bibliothèque Nationale, fonds français n° 22321, ex -Blancs-Manteaux n°38, p 866) ; l’autre tradition aboutit aux leçons consacrées à saint Meriadec dans le Bréviaire imprimé de Vannes de 1589 - mais là encore la source donnée par l’auteur du Bréviaire est un Legendarium manuscrit, en l’occurrence celui de la cathédrale de Vannes (Cf. note 33). - Nous citons toujours la copie du Legendarium de Tréguier qui est la version la plus étendue de la Vita, dans l’édition procurée par G.H. Doble, the saints of Cornwall, 1ère série, 1960, p 135-139.
[30] G.H.Doble, idem, p 135.
[31] Miorcec de Kerdanet avait supposé avec des arguments qui méritent d’être examinés que cette date de 1302 était en fait celle d’une révision du plus ancien legendarium de Vannes dont le texte relatif à saint Meriadec aurait passé d’une part dans le legendarium de Tréguier, d’autre part aurait fourni les matériaux du Bréviaire imprimé de Vannes de 1589 (Cf. note 31). - Reprenant l’argumentation de G.H. Doble, op.cit., p 123, B.Merdrignac écrit dans ses Recherches sur l’Hagiographie Armoricaine... , tome 1, p 65 "Contenue dans un légendaire trégorois, la Vita Mercadoci semble pourtant d’origine vannetaise. La date impossible (1302) donnée pour la mort du saint ne s’explique que si le scribe recopiait la Vita sur un manuscrit plus ancien dont il a confondu la date avec celle du décès de Meriadec".
[32] L’origine ’conanique’ des vicomtes de Léon était tradition établie au moins depuis l’époque de (re)composition du poëme connu sous le titre de Livre des Faits d’Arthur (début du XIVe siècle ? ) sans pouvoir être pour l’instant assuré que l’auteur ou le réfacteur de ce poëme a effectivement travaillé d’après des documents plus anciens qui mentionnaient cette origine. - Toute la question demeure, à savoir si les vicomtes de Rohan ont revendiqué avant 1363 d’être les descendants de Conan Meriadec et les ’cousins’ de saint Mériadec, prétention renforcée notamment par l’existence d’un lieu de culte au vieux saint Mériadec à Stival près Pontivy ; ou si cette parentée supposée leur a été transmise en même temps que l’héritage des vicomtes de Léon après 1363 : auquel cas la Vita de saint Mériadec serait un texte tardif à ranger parmi les Vitae du Bas Moyen Age.
[33] Saint Paul Aurélien, Vie et Culte, Minihi Levenez, 1991, p 209 (traduction de Saik Falhun).
[34] Généalogie succincte de la Maison de Rosmadec, 1643, p. 30.
[35] Dom Morice, op.cit., col.1087.
[36] Archives Départementales d’Ille et Vilaine, 24 J 63 (fonds Couffon).
[37] Dom Morice, op.cit., col 989.
[38] Voir les Olim publiés par le comte Beugnot, tome 2, p 242 -243 et p 428.
[39] Frère Marc Simon,"la mère de Gwénolé : Sainte Gwenn", dans la Chronique de Landévennec, n°75, juillet 1993, p 113-120, en particulier p 114-116.
[40] Un dossier complet a été réuni sur le tableau de Lesven par Monsieur Gw.Le Menn dans son ouvrage La femme au sein d’or, 1985, p 129-134.
[41] Cronicques et Ystoires des Bretons, édition La Lande de Calan, tome 2, p 17.
[42] Potier de Courcy, op.cit., notice Lesguen.
[43] Cf. les formes des noms propres. Quand Albert Le Grand compile un texte en français - ce qui est le cas de la source principale de sa Vie de saint Melar - il conserve la forme ’française’ des noms propres.
[44] Dom Morice, op.cit., col. 807.
[45] Idem, col. 983-984.
[46] Cette remarque avait été faite par Dom Lobineau dès 1725 dans son ouvrage sur les Vies des saints de Bretagne, p. 53.
[47] L.Le Guennec, Brest et sa région, p 441-442.
[48] Mémoire historique sur la maison de Boiséon, Archives Départementales d’Ille et Vilaine, 23 J 54.
[49] Idem ; p 2.
[50] Ibid.
[51] Publiée - contre le gré de son auteur - en 1627 à Morlaix ; cet ouvrage est introuvable, mais le Mémoire Historique sur la Maison de Boiséon en reprend (p 11-53) le texte revu, complété et corrigé.
[52] Postérieure en tout cas à D’Argentré qui, comme ses prédécesseurs Le Baud et Bouchard, identifie avec raison le Kerfeunteun en question avec Carfantain près Dol.
[53] La terre de La Boissière en Lanmeur, principale seigneurie de la paroisse et que détenait la famille de Boiséon-Lanmeur dès 1321, était encore aux mains d’un certain Gauffridus de Parco en 1296, sous le fief d’Even du Ponthou (Mémoire historique...p 54).
[54] J.C.Cassard, "le breton dans le procès de canonisation d’Yves Helori (Tréguier, 1330)", dans Mélanges L.Fleuriot, 1992, ( p 361-374), p 368.