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Noblesses de Bretagne

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Jean Kerhervé

La noblesse bretonne au xviiie siècle : les tiraillements de la modernité

Philippe Jarnoux

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 . Cf. Daniel Roche, Histoire des choses banales, Naissance de la consommation, xviie -Fayard, Paris (...)

1Le xviiie siècle est une période de contraste. Siècle de relatives difficultés économiques en Bretagne alors que le reste du royaume connaît une croissance plus sensible. Siècle d'incertitudes, partagé entre l'espoir du triomphe de la Raison qu'annonce la philosophie des Lumières et les inquiétudes face aux changements, les crispations sur le passé. Siècle de nouveautés techniques et d'une première naissance de la consommation1 mais aussi siècle d'archaïsmes maintenus dans le monde rural ou les techniques agraires. Siècle d'affirmation de l'individu face à des structures sociales contraignantes mais aussi siècle de persistance, voire — on en a beaucoup discuté — de rénovation des cadres de la seigneurie. Siècle de développement ou du moins d'éclosion de l'idée de liberté (au singulier) et du libéralisme s'appliquant aussi bien à l'organisation politique de la société qu'à celle de l'économie. Siècle où l'impact de l'Église catholique reste prépondérant non seulement dans son action purement religieuse mais aussi dans le respect des normes sociales qui y sont liées en matière d'argent, de famille, de pratiques culturelles ; siècle où la religion est sans doute plus profondément et plus intensément ressentie mais où apparaissent aussi les toutes premières traces de contestation. Siècle enfin où les structures politiques de la province, contrôlées par la noblesse, tentent de s'affirmer, de se renforcer même, face à l'emprise croissante du pouvoir monarchique.

2À bien des égards, le xviiie siècle est une époque de contradictions. Contradictions que ressent, que vit aussi la noblesse. Probablement, la noblesse est-elle même une des catégories qui subit et ressent le plus fortement ces contradictions parce qu'elle se situe justement à l'interface, au point de rencontre entre les influences de la modernité naissante dont elle est en partie responsable et les traditions des siècles passés dont elle se sent dépositaire et dont elle se veut l'héritière. Dans sa vie quotidienne, dans son rapport à l'argent et à l'économie, dans son rapport au pouvoir, la noblesse bretonne du xviiie siècle doit faire face à des changements qui l'amènent parfois à se diviser, à se rassembler à d'autres moments, mais presque toujours à s'interroger implicitement sur elle-même. Les mutations du xviiie siècle mettent à nu les fondements, les définitions même de la noblesse bretonne.

3Cette contribution s'articulera autour de cette notion de changement, et de la difficulté à accepter ce changement pour la noblesse du xviiie siècle. Dans un premier temps, on essaiera de scruter ces changements dans la vie quotidienne, le cadre de vie, avant de se pencher dans un second temps sur les questions économiques : l'argent et le patrimoine nobiliaire, pour se tourner enfin dans une conclusion vers une interrogation sur le rapport au pouvoir, le rapport au politique et la définition même de la noblesse.

Le cadre de vie quotidien

4Efforçons-nous, dans un premier temps, de voir comment vit matériellement le noble breton du xviiie siècle ?

Noble des villes et noble des champs

5Il est tout d'abord un phénomène sur lequel on ne saurait trop insister, c'est celui de l'installation massive de la noblesse en ville.

  • 2 Jean Meyer, La noblesse bretonne au xviiie siècle, Paris, 1966, p. 10-27.

6Certes, ce n'est pas tout à fait une nouveauté, le phénomène existait déjà auparavant mais il devient beaucoup plus marqué au xviiie siècle. D'un groupe massivement rural qu'elle était aux xve, xvie ou au début du xviie siècle, la noblesse devient une classe urbaine. Le phénomène est difficile à mesurer, à quantifier précisément. On ne peut que tenter des approximations. J. Meyer l'avait déjà fait en utilisant la capitation de 1710. Dès cette époque, plus du tiers des nobles résidaient en ville dans les diocèses de Rennes, Vannes et Saint-Pol, plus de 25 % dans ceux de Nantes ou de Tréguier alors que les diocèses de Dol et Saint-Malo se singularisaient avec des taux inférieurs à 10 %2.

  • 3 ADIV, C 4261, rôles de capitation de la noblesse du diocèse de Saint-Malo.
  • 4 Y. Desrateux, ta noblesse à Rennes au xviiie siècle, 1769-1789, mémoire de maîtrise dactylographié (...)

7Au cours du siècle, le mouvement se précise. En 1763, le pourcentage du diocèse de Saint-Malo est passé de 10 à 22 %3 et un doublement du pourcentage de noblesse urbaine semble pouvoir être admis au cours du siècle. Vers 1780, ce sont près de 400 familles nobles qui résident à Rennes. La noblesse rennaise compte près de 2 000 individus, employant au moins autant de domestiques. Les nobles et leurs domestiques représentent sans doute alors environ 10 % de la population de la ville4.

8En fait, la vie nobiliaire est de plus en plus rythmée par un modèle de double résidence : on passe l'été à la campagne sur ses terres et on réintègre la ville à l'automne, en octobre souvent. Au printemps, la migration reprend en sens inverse. En avril ou mai, domestiques, femmes et enfants quittent la ville, suivis quelques jours ou quelques semaines plus tard par les hommes qui ont réglé leurs dernières affaires. Même si le temps passé en ville et en campagne est à peu près égal, il semble bien que l'on se définisse de plus en plus en fonction de sa résidence urbaine.

9Mais, cela dit, cette double résidence coûte cher et la noblesse pauvre des diocèses de Saint-Malo, Saint-Brieuc ou Tréguier ne peut y accéder : c'est ce qui explique en partie que les pourcentages de noblesse urbaine y restent plus faibles.

10La double résidence ne se traduit pas par un abandon du château ou du manoir seigneurial ; on y laisse en général un ou deux domestiques à demeure chargés de l'entretien quotidien. Mais la difficulté pour se loger en ville est plus grande. Le logement urbain de la noblesse ne reproduit que partiellement les catégories de richesse. Au sommet, quelques vieilles et prestigieuses familles possèdent des hôtels particuliers auxquels on a accolé leur nom mais qu'elles n'occupent pas toujours entièrement. Il n'est pas rare d'y louer quelques pièces, quelques appartements à d'autres familles nobles.

11La majorité de la noblesse ne dispose que d'appartements urbains. Ceux-ci dénotent de toute évidence une volonté de paraître, par leur situation avantageuse au premier étage, par leur localisation dans les meilleurs quartiers... Chaque ville importante possède ainsi ses rues, ses quartiers à la forte coloration nobiliaire. À Rennes, l'incendie et la reconstruction de la ville après 1720 rendent cette présence extrêmement dense dans les quartiers reconstruits sous forme d'appartements et dans le vieux quartier de la cathédrale, épargné par les flammes, sous forme d'hôtels particuliers. À Vannes, c'est aussi autour de la cathédrale que se concentrent les logements de la noblesse.

  • 5 Le cas d'une ville nouvelle comme Brest est, à cet égard, particulièrement révélateur.

12Dans l'ensemble, les nobles ne paraissent pas très intéressés par l'investissement immobilier urbain. À l'exception de spéculations liées à la reconstruction de Rennes, à l'exception de quelques grandes opérations immobilières à Nantes, la noblesse préfère très souvent louer des appartements en ville5. Le système est sans doute plus souple ; il permet de paraître riche puisqu'on peut résider dans les quartiers « à la mode » mais il est à long terme plus coûteux, moins rationnel dans sa gestion car l'afflux nobiliaire vers certaines villes y a fait monter considérablement le prix des loyers des appartements de luxe. Ainsi cette nouvelle noblesse urbanisée, ne s'est-elle pas affranchie des faiblesses gestionnaires qui caractérisent souvent le groupe. Il faut paraître et pour cela on dépense souvent plus et plus mal qu'il n'est raisonnable.

13Que trouve-t-on dans ces appartements nobiliaires urbains ? En général, ils ne sont pas très grands. Il est bien évidemment impossible de retrouver au centre de Nantes, de Saint-Malo ou de Quimper les dizaines de pièces des châteaux et manoirs. Seuls quelques hôtels particuliers sont de taille comparable mais, on l'a vu, ils sont fréquemment occupés par plusieurs familles. En fait, on se contente très souvent de cinq à six pièces à usage privé (pour la famille) ou public (celles où on reçoit). L'espace quotidien est donc plus réduit mais il est aussi organisé et meublé différemment. Quand on peut comparer, par des inventaires après décès par exemple, le mobilier des appartements urbains et celui des résidences rurales, un certain nombre de constatations s'imposent.

14L'appartement urbain est un amoncellement d'objets. On accumule les meubles, les tentures, tapisseries, objets de décoration de tous genres, tous achats assez récents et chers. Le noble consomme en ville. Puisqu'il y a sa vie sociale, il lui faut montrer par le contenu de sa résidence, le contenu de sa bourse et la justesse de ses goûts ; la mode y joue très certainement un rôle considérable. Certes, les appartements de Landerneau, de Guingamp ou de Lamballe n'ont rien à voir avec ceux de Rennes ou de Nantes, bien plus riches et plus au fait des nouveautés mais le principe est partout le même : il s'agit d'exposer, de montrer en ville que l'on peut consommer, acheter mais aussi que l'on a du goût et que l'on ne s'encombre guère de vieilles choses.

15Ces vieilles choses sont justement souvent reléguées dans le château ou le manoir rural. Ici, la règle semble différente. Le château n'est pas toujours un lieu de réception ; on y vit en famille et on n'y accueille régulièrement que les proches, la famille élargie, les nobles du voisinage et les véritables amis. Pour les autres, on aménage dans le goût de jour quelques pièces publiques, quelques salles de réception. Mais l'espace intérieur du château reste en partie gouverné par des préceptes et des habitudes plus anciennes, mettant en valeur par exemple l'enracinement de la lignée familiale. L'encombrement n'est pas aussi évident qu'en ville et bien des pièces restent partiellement meublées de vieux objets, accumulés par les générations précédentes ou démodés et qu'on a donc transférés de la ville vers la campagne.

16Dans l'ensemble, la valeur du mobilier de l'appartement urbain est parfois égale ou supérieure à celle du château alors que le nombre de pièces y est trois ou quatre fois moins important. On voit bien par-là les priorités que se fixent certains nobles. C'est en ville qu'on reçoit, que l'on mène une vie sociale, c'est là qu'on découvre les nouveautés, qu'on montre son goût, son pouvoir ou sa fortune ; le domaine rural restant beaucoup plus privé, plus intime et plus traditionnel. Au travers des goûts et des formes d'ameublement et de résidence, transparaissent ainsi les idéaux et les priorités d'un groupe social.

Les architectures de la noblesse

  • 6 Voir à ce sujet, les divers travaux d'André Mussat, par exemple Arts et cultures de Bretagne, un m (...)

17Un phénomène assez comparable apparaît au xviiie siècle dans les goûts et les pratiques architecturales de la noblesse. Le xviiie siècle est marqué par une mutation évidente des constructions de la noblesse. Si on est bien incapable de mesurer le rythme, l'intensité des constructions au cours du siècle, on ne peut s'empêcher en revanche de constater les modifications stylistiques des châteaux construits alors. Ces châteaux bretons du xviiie siècle ne se distinguent plus guère de ceux que l'on trouve ailleurs en France. Construits par des architectes souvent formés à la même école que les ingénieurs militaires, ils respectent les formes habituelles du classicisme, qu'il s'agisse de petits ou de grands édifices, de résidences seigneuriales très isolées ou de ces résidences périurbaines qui se multiplient alors autour de Nantes, de Rennes, de Vannes, de Quimper ou d'ailleurs. Le territoire de l'actuel Morbihan est particulièrement représentatif de ces nouvelles constructions du xviiie siècle, de Kerlévénan (en Sarzeau) à Tronjolly (en Gourin) en passant par Kerguéhennec (Bignan), Trégranteur (Guéhenno) ou Loyat, autant de résidences somptueuses ou plus modestes qui témoignent de l'intrusion jusqu'au plus profond des campagnes d'un modèle architectural étendu à tout le royaume de France et ne laissant plus guère de place aux particularités provinciales6.

  • 7 Philippe Jarnoux, Les bourgeois et la terre. Fortunes et stratégies foncières à Rennes au xviiie s (...)

18Certes, tous les nobles n'ont pas les possibilités financières de reconstruire entièrement ou largement leurs demeures rurales, mais ceux qui le font s'affirment incontestablement comme partisans des goûts nouveaux et suivent en cela les évolutions du siècle. À l'inverse, d'autres plus pauvres, plus sensibles peut-être aux traditions restent attachés à leurs vieux manoirs, à leurs forteresses. On connaît l'exemple célèbre de M. de Chateaubriand, cadet passé par le commerce maritime malouin pour renflouer sa fortune mais finissant sa vie dans la vieille forteresse médiévale de Combourg. L'exemple de M. Aubert du Lou, moins connu est tout aussi intéressant. Descendant de marchands, officier anobli au début du xviiie siècle, l'homme se retire dans le vieux château du Lou-du-Lac, au nord-ouest de Rennes où il se comporte en véritable gentilhomme coupant peu à peu tout lien avec ses origines bourgeoises, urbaines et d'office7. Les deux personnages, malgré des origines bien différentes présentent donc un comportement assez semblable, révélant ainsi la force que conserve une certaine image traditionnelle de la noblesse. Mais on peut justement se demander si cette image vétusté et surannée de la vieille noblesse n'attire pas surtout des individus au parcours atypique qui croient ainsi affirmer fortement une noblesse qu'ils n'ont pas toujours eue. L'anobli ou le cadet qui a réussi ne doivent-ils pas être encore plus nobles que les autres, ne doivent-ils pas recourir à ce que, par anachronisme, on pourrait appeler des images d'Épinal ?

L'indienne, la cafetière et le cuisinier

19La diversité et les transformations du mode de vie nobiliaire pourraient encore s'appréhender par d'autres aspects : celui du costume, des habitudes alimentaires ou du choix de la domesticité par exemple.

20La mode vestimentaire, largement inspirée par ce que l'on a constaté de visu dans les salons nantais, rennais ou mieux encore parisiens, invite à multiplier les habits, à diversifier leurs broderies, à acheter dans les plus grandes villes les costumes et les vêtements - pas seulement féminins d'ailleurs -et, de ce point de vue, une partie de la noblesse bretonne profite très rapidement des arrivages de soieries, de cotonnades, etc. de Lorient ou de Nantes. La mode des « indiennes » encouragée peut-être par les fabrications nantaises s'est, en tout cas, répandue très vite.

21La même mode et la même proximité portuaire poussent à la consommation des nouveaux produits alimentaires que sont le café, le thé ou le cacao. A la fin du siècle, il n'est guère d'inventaire nobiliaire où l'on ne mentionne la présence de quelques porcelaines asiatiques, de cafetières, de services à thé ou à chocolat. Si le café s'est déjà sensiblement répandu dans tous les milieux aisés de la province, la consommation de chocolat reste beaucoup plus réduite hors de la grande noblesse ou des milieux liés au commerce maritime.

22Enfin, il est de bon ton, dans une certaine noblesse urbaine ou urbanisée, autour des parlementaires en particulier, de recruter des domestiques qu'on dit spécialisés et qu'on fait venir de loin, de « Paris » dit-on souvent, d'une grande ville en tous les cas.

23Tous ces éléments, et quelques autres encore, aboutissent à faire apparaître une noblesse moderne, subissant ou influençant les modes, une noblesse ouverte sur la ville, sur les nouveautés matérielles du siècle et beaucoup moins isolée que ne pouvait l'être la noblesse bretonne des xve ou xvie siècles. Autour des parlementaires, de quelques familles occupant des offices ou des fonctions importantes dans la province, de quelques grandes villes, plusieurs centaines de familles aisées montrent ainsi ce que peut être la belle société du xviiie siècle.

24Mais ce n'est pas là toute la noblesse. Les moins riches ne participent pas de ce mouvement favorable aux nouveautés et même dans les catégories moyennes ou aisées de l'ordre, l'unanimité est loin de se faire sur l'adoption de ces modes de vie nouveaux. Sans doute la majorité de la noblesse réside-t-elle toujours dans des châteaux et manoirs anciens, ne changeant son environnement, son cadre de vie, ses costumes que lentement, et répugnant aux séjours prolongés et coûteux à la ville.

25La séparation passe entre les nobles riches et les pauvres, mais elle passe aussi entre les plus vieux et les jeunes, entre ceux qui sont habitués aux offices ou même au commerce et ceux qui se maintiennent coûte que coûte dans leur fidélité à des habitudes militaires et seigneuriales de noblesse oisive. Elle passe aussi, au sein de tous ces groupes entre des individus à la mentalité, à l'état d'esprit différent.

26Parce qu'il est un siècle de nouveauté, de changements un peu plus rapides, le xviiie siècle crée ainsi un clivage supplémentaire à l'intérieur de la noblesse entre une noblesse au mode de vie traditionnel et une autre qui accepte, encourage, voire impulse les goûts et les idées nouvelles.

L'économie et la gestion des patrimoines

27Cette mutation des modes de vie se retrouve-t-elle quand on s'intéresse aux fondements économiques de la noblesse, à ses sources de revenus ?

La terre

28Les revenus nobiliaires au xviiie siècle restent fondamentalement les revenus de la terre et de la seigneurie. Il faut donc tenter d'observer rapidement leur évolution.

29La rente foncière, c'est à dire le bénéfice du propriétaire louant sa terre connaît une progression régulière au cours du xviiie siècle. Les années centrales, de 1720 à 1770 sont de belles années permettant une hausse sûre et régulière des prix, prix des grains comme prix des loyers, ces derniers augmentant même sensiblement plus vite que les céréales. Le propriétaire foncier ne peut que s'en réjouir.

  • 8 J. Meyer, La noblesse..., op. cit., p. 640-650. Voir aussi, pour les activités agricoles de la pet (...)

30Mais cette hausse des revenus fonciers se déroule dans un contexte séculaire de recul de la propriété nobiliaire. J. Meyer l'avait déjà évoqué il y a 30 ans et les diverses études menées depuis le confirment : au cours du xviiie siècle, la part de la noblesse dans la propriété foncière se réduit légèrement8. En Haute-Bretagne, la part de la propriété nobiliaire chute de 3 à 4 % passant d'un peu moins de 30 % à près de 25 % des terres. En Basse-Bretagne, où la propriété nobiliaire est beaucoup plus considérable, il semble que le phénomène existe aussi, quoique moins affirmé du fait de l'existence du domaine congéable. Au total, la noblesse voit décroître très légèrement son patrimoine foncier et surtout elle assiste à une redistribution interne de ce patrimoine ; les grandes familles - parlementaires ou non - arrondissent encore leurs domaines, la noblesse urbaine et négociante aussi, de même que les anoblis eux-mêmes fréquemment issus des milieux négociants des villes. Mais la petite et moyenne noblesse rurale et traditionnelle se trouve au contraire souvent dans une situation économique et foncière beaucoup plus difficile. Il y a, à côté d'un recul général de la propriété noble, une réorganisation interne qui favorise la noblesse la plus riche ou la plus récente au détriment des groupes intermédiaires plus traditionnels. Réorganisation qui accentue encore les divisions et les différences à l'intérieur de l'ordre.

  • 9 Henri Sée, Les classes rurales en Bretagne du xviesiècle à la Révolution, Paris, 1906.
  • 10 Voir par exemple l'érude remarquable d'Annie antoine, Fiefs et villages du Bas-Maine au xviiiesièc (...)

31Dernier aspect du rôle fondamental de la terre dans les revenus nobles : la question des revenus seigneuriaux. H. Sée a montré dès le début de ce siècle combien en Bretagne la seigneurie est restée une réalité ressentie matériellement par les paysans et combien les droits seigneuriaux ont continué à occuper une place importante dans les revenus de la noblesse9. Plus que dans d'autres provinces, ces droits seigneuriaux nombreux et divers pèsent sur le peuple des campagnes et rapportent au seigneur une part non négligeable de ses ressources. On ne dispose pas d'études récentes et larges sur le fonctionnement de la seigneurie en Bretagne au xviiie siècle. Il faut nous contenter d'aperçus anciens, très locaux ou extérieurs à la province10. Tous les indices laissent à penser cependant qu'il n'y a pas de déclin de la structure seigneuriale au xviiie siècle. Les droits seigneuriaux sont exigés et payés comme à l'accoutumé et continuent à fournir des revenus à la noblesse. Toutefois une partie d'entre eux est fixe et ne peut répercuter l'inflation du siècle : leur intérêt paraît donc souvent moindre pour le propriétaire, leur poids plus supportable pour le tenancier.

  • 11 Pour une vision de cette synthèse sur cette question, M. Nassiet, La noblesse..., op. cit., p. 236 (...)
  • 12 J. Meyer, La noblesse.,.,op. cit, p. 1245-1255.

32Au total, il est évident que la terre continue à tenir la place principale dans les revenus nobiliaires. La hausse des prix de la terre et des fermages, la hausse des prix des grains profitent de toute évidence à la noblesse. Mais cette hausse est compensée partiellement par le léger recul de la propriété nobiliaire et par la stagnation relative (ou la très lente progression) des revenus seigneuriaux. D'autre part, il faut tenir compte d'une redistribution interne à la noblesse : si noblesse parlementaire, anoblis ou noblesse commerçante profitent de la conjoncture du xviiie siècle, ce n'est pas le cas de la grande noblesse de cour et encore moins de la moyenne et petite noblesse qui voit stagner et se raréfier ses sources de revenus, qui s'appauvrit et diminue en nombre11. Au total, si les revenus nobiliaires progressent, il faut sans doute relativiser l'enthousiasme de J. Meyer qui concluait sur « l'enrichissement indiscutable de la noblesse12 ». Cet enrichissement ne concerne pas toutes les catégories, il ne porte que sur une noblesse de moins en moins nombreuse et épurée de ses éléments douteux depuis la réformation de Colbert et, à quelques exceptions près, il est moins spectaculaire que les enrichissements de la bourgeoisie négociante, lesquels aboutissent d'ailleurs souvent à l'anoblissement.

Pratiques de gestion nobiliaire

33Face à ces constatations, certains nobles cherchent donc à réagir et à augmenter leurs sources de profits. Cela de façon à justifier ou à maintenir leur position sociale, de façon à pouvoir soutenir un train de vie modifié par les habitudes urbaines. Mais aussi, parfois, en suivant les idées du siècle, pour en faire profiter toute la population, pour favoriser un progrès économique et social. Cette volonté de profits nouveaux contribue là encore à diviser la noblesse et ce sont souvent ceux qui ont opté pour l'appartement urbain, le château moderne ou les toilettes à la mode qui cherchent aussi à optimiser leurs revenus. Ainsi se précise encore un peu l'image d'une noblesse éclairée, d'une noblesse des Lumières au sein d'une noblesse bretonne majoritairement traditionnelle.

34Trois aspects peuvent retenir notre attention dans cette recherche du profit.

  1. 1. La volonté d'une gestion plus rigoureuse perce dans nombre de seigneuries où apparaît au xviiie siècle une véritable comptabilité et une véritable surveillance là où les siècles précédents ne connaissaient parfois qu'une attention plus ou moins désordonnée et irrégulière du seigneur pour ses revenus. Désormais, on emploie des procureurs, des receveurs, des régisseurs qualifiés, souvent formés dans les collèges des villes, auxquels on demande régulièrement des comptes et qu'on n'hésite pas à poursuivre en justice quand ils ne donnent pas satisfaction. Ce personnel plus surveillé et mieux formé agit plus fermement vis-à-vis des tenanciers. Il est difficile de parler de réaction seigneuriale dans la deuxième moitié du siècle puisque les droits et prérogatives des seigneurs n'ont jamais été abandonnés mais il est évident que la gestion est désormais beaucoup plus rigoureuse. Les arrérages, les remises de droits, les oublis sont beaucoup plus rares qu'auparavant alors que les hausses de loyers deviennent régulières, voire systématiques et qu'on s'efforce de choisir les modes de gestion les plus rentables. Cette gestion plus rigoureuse s'observe aussi bien en Haute- qu'en Basse-Bretagne et semble concerner toutes les catégories nobiliaires depuis les parlementaires les plus fortunés jusqu'aux plus modestes hobereaux.
  2. 2. L'exemple de l'attitude des propriétaires nobles vis à vis du domaine congéable est significatif. Forme de tenure traditionnelle de la Basse Bretagne, le domaine congéable connaît deux évolutions très sensibles dans la seconde moitié du xviiie siècle.
    Dans certaines régions, les propriétaires nobles le suppriment et le convertissent en fermages ou en tenures en censive. Le propriétaire dégage dans tous les cas un revenu immédiat assez important et, dans le cas du fermage, se donne la possibilité d'augmenter ensuite ses revenus. Cette pratique est très souvent le fait d'une noblesse éclairée, extérieure à la Basse-Bretagne et qui voit de plus dans ce passage au fermage ou à la censive un gage de modernité, une réduction de l'archaïsme des campagnes. D'autres propriétaires, les plus nombreux, maintiennent les domaines congéables, mais, ne pouvant augmenter les rentes, élèvent régulièrement les commissions et les pots-de-vin réclamés des tenanciers. La croissance démographique et la concurrence entre tenanciers obligent ceux-ci à accepter de verser des sommes sans cesse croissantes. Cela permet au propriétaire de domaines congéables d'en augmenter la rentabilité au même titre que les fermages. Mais c'est aussi un des éléments qui font que la situation agraire apparaît beaucoup plus tendue à la fin du xviiie siècle et que le domaine congéable devient un enjeu dont le poids politique sera considérable lors de la Révolution.
  3. 3. Le troisième aspect de la recherche du profit se trouve dans les tentatives d'innovations agraires et de défrichements. La deuxième moitié du xviiie siècle est marquée dans l'ensemble du royaume par une vague d'agronomie, voire d'« agromanie » sans précédent. On connaît la phrase de Voltaire ; « Vers l'an 1750, la nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d'opéras, de romans [...] se mit enfin à raisonner sur les blés [...] On écrvit des choses utiles sur l'agriculture, tout le monde les lut, excepté les laboureurs13. » La Bretagne connaît et subit cette vague et l'on cite régulièrement l'exemple précurseur de la Société d'Agriculture de Bretagne établie à Rennes en 1757 parmi la noblesse parlementaire et qui publiera quelques années plus tard le fameux « Corps d'observation de la Société d'agriculture de commerce et des arts » Parmi les membres de cette société on retrouve un grand nombre de parlementaires mais aussi des personnages moins importants mais sans doute beaucoup plus actifs comme Abeille ou encore Védier, subdélégué général de l'Intendance, futur anobli, qui expérimente lui-même les nouveautés agricoles en mettant en culture un domaine en landes près de Saint-Aubin-du-Cormier14.
  • 15 Cet édit prévoit entre autres des exemptions momentanées de dîmes et d'impôts royaux sur ces terre (...)
  • 16 J. Meyer, La noblesse..., op. cit, p. 540-556.
  • 17 Voir l'exemple de Brutté de Rémur, contrôleur général des Domaines de Bretagne dont les tentatives (...)

35À côté de cette façade spectaculaire que constitue la Société d'agriculture, dans le silence, la deuxième moitié du siècle est marquée par une vague importante de défrichements, encouragés par l'édit royal de 1766 qui accorde des exemptions15. Par afféagements de leurs domaines seigneuriaux, les nobles y participent indirectement ; ils encouragent ces tentatives de défrichement et de mise en valeur. Mais il est assez rare qu'ils les dirigent eux-mêmes. J. Meyer l'a montré pour le Penthièvre16, et on trouverait des exemples semblables quoique moins ambitieux ailleurs en Bretagne. Quelques 45 000 hectares seront défrichés et mis en culture temporairement au xviiie siècle mais bien peu sans doute le resteront car tous les défrichements ne sont pas des réussites. Si les nobles sont à l'origine des défrichements et des innovations puisqu'ils afféagent une partie de leurs terres, si nombre de leurs bibliothèques contiennent de multiples ouvrages d'agronomie, rares sont les véritables expérimentateurs : La Chalotais, Robien, La Bourdonnaye et quelques autres sont bien minoritaires au milieu d'une masse d'autres propriétaires qui escomptent surtout des revenus. Ainsi, sur 167 afféagements du Domaine royal entre 1740 et 1789 dans le diocèse de Rennes, trois seulement sont le fait de nobles alors que les bourgeois, marchands, avocats ou procureurs rennais par exemple, sont beaucoup plus présents. De même, lors de l'afféagement général de Belle-Isle en 1766, les lots les plus importants ne sont pas retirés par des nobles mais par des bourgeois officiers, visant l'anoblissement, qui espèrent y développer des exploitations modèles17.

36Ainsi l'attitude de la noblesse face aux questions agronomiques apparaît-elle assez ambivalente. Si dans les salons, dans les esprits, on est souvent favorable aux innovations, aux changements agraires, il semble que l'on soit beaucoup moins empressé dans la pratique. On espère surtout des revenus nouveaux mais on n'ose pas prendre le risque de bousculer les habitudes anciennes. Ceux qui le font sont plus souvent des individus aux origines ou aux parcours atypiques parmi la noblesse, anoblis récents, officiers, parlementaires ou autres.

Hors de la terre

37On ne peut conclure cette partie sur la recherche de profit sans quitter brièvement la terre et observer les autres sources de revenus de la noblesse. Toute la noblesse ne vit pas de la terre et la terre ne représente pas, bien évidemment, tous les revenus de la noblesse bretonne.

38Il faudrait signaler aussi l'importance des offices depuis les prestigieux offices du parlement jusqu'aux plus modestes offices de sénéchaussée, voire aux offices seigneuriaux que la petite noblesse ne dédaigne pas toujours.

39Il faudrait mentionner les ressources éventuelles de l'immobilier urbain, surtout intéressant dans les plus grandes villes, mentionner les revenus des rentes souscrites par la noblesse (rentes sur l'Hôtel-de-Ville de Paris, sur les États de Bretagne...).

40Il faudrait enfin et surtout se pencher sur la participation nobiliaire au commerce, en particulier au grand commerce maritime ou encore à la grande industrie (mine et métallurgie surtout mais aussi parfois textile) et enfin aux « affaires du Roi » (c'est-à-dire la finance, la participation sous une forme ou sous une autre à la collecte de l'impôt).

41Bref, hors de la terre, la noblesse dispose d'autres sources de revenus. Du moins une partie de la noblesse, la difficulté étant de la mesurer précisément. Il semble bien toutefois qu'au xviiie siècle une minorité nobiliaire de plus en plus importante se soit tournée vers des activités différentes et plus variées, diversifiant ses sources de revenus, augmentant son patrimoine et s'intégrant plus qu'elle ne l'avait jamais fait à la vie économique du royaume en participant largement des nouveautés du siècle.

Conclusion

42Au total, une noblesse moins nombreuse mais aussi plus diversifiée dans ses formes, dans ses activités, dans ses revenus. L'urbanisation croissante de la noblesse peut apparaître comme un bouleversement profond pour un groupe autrefois très attaché à la terre. A priori, les nouveautés du xviiie siècle poussant à une diversification de la noblesse pourraient amener à un éclatement de l'ordre, à une distanciation de plus en plus grande entre ses membres.

43Pourtant il n'en est rien. La noblesse bretonne continue à se reconnaître comme telle, à se revendiquer comme telle et à se distinguer des autres Bretons mais aussi des autres nobles. Et c'est la confrontation entre l'existence de ces éléments de dislocation et la persistance d'une identité nobiliaire tout à fait évidente qui doit faire l'objet d'interrogations.

44On peut se demander finalement si ce qui maintient, ce qui garantit l'existence d'une noblesse bretonne au xviiie siècle n'est pas avant tout du ressort des mentalités, des valeurs, de l'idéologie. En effet, s'il est un point où toute la noblesse bretonne se retrouve, c'est bien dans la défense des intérêts de l'ordre (même s'il y a des divergences entre petite et grande noblesse) qui semble au noble inséparable de la défense des privilèges de la Bretagne.

45En poussant un petit peu plus loin le raisonnement, ne pourrait-on pas poser une deuxième question qui paraîtra peut-être paradoxale ou provocatrice, celle de savoir si la Révolution n'a pas sauvé la noblesse bretonne ?

46Parce qu'elle se définit essentiellement par l'idéologie, la noblesse ne peut accepter le moindre changement révolutionnaire, et dès les origines, dès 1788-1789, elle se pose en adversaire des changements. Cette prise de position catégorique et précoce est aussi presque unanime. En Bretagne, les nobles favorables à la Révolution seront beaucoup plus rares qu'ailleurs et, à l'opposé, le noble breton typique serait peut-être quelqu'un comme M. de la Rouerie, libéral, moderne, « américain » dans les dernières années de l'Ancien Régime, mais comploteur contre la Révolution dès 1791.

47Parce que la Révolution impose un vécu commun, parce qu'elle isole le groupe, parce qu'elle permet de le définir, de le cerner, elle lui confère implicitement une réalité, une existence une homogénéité que les diversités, les variations et les évolutions du xviiie siècle pouvaient remettre en cause. À une noblesse qui se diluait peu à peu dans les nouveautés des Lumières, succéderait une noblesse réaffirmée dans son unité intrinsèque, ressourcée dans son opposition politique et finalement légitimée dans son refus après la Restauration de 1815. Il n'est pas indifférent de constater que l'image du noble rural, propriétaire foncier, notable local... est surtout une image du premier xixe siècle. Le noble de Balzac n'est plus celui de Voltaire !

Notes

1 . Cf. Daniel Roche, Histoire des choses banales, Naissance de la consommation, xviie -Fayard, Paris, 1997, 329 p.

2 Jean Meyer, La noblesse bretonne au xviiie siècle, Paris, 1966, p. 10-27.

3 ADIV, C 4261, rôles de capitation de la noblesse du diocèse de Saint-Malo.

4 Y. Desrateux, ta noblesse à Rennes au xviiie siècle, 1769-1789, mémoire de maîtrise dactylographié, Rennes, 1986, 259 p.

5 Le cas d'une ville nouvelle comme Brest est, à cet égard, particulièrement révélateur.

6 Voir à ce sujet, les divers travaux d'André Mussat, par exemple Arts et cultures de Bretagne, un millénaire, Berger-Levrault, Paris, 1979, 350 p., ou encore « Le Morbihan : art et histoire », Congrès archéologique de France, Morbihan, 1983, p. 9-21.

7 Philippe Jarnoux, Les bourgeois et la terre. Fortunes et stratégies foncières à Rennes au xviiie siècle, PUR, Rennes, 1996, p. 66-71.

8 J. Meyer, La noblesse..., op. cit., p. 640-650. Voir aussi, pour les activités agricoles de la petite noblesse, M. Nassiet, Noblesse et pauvreté. La petite noblesse en Bretagne, xve-xviie siècle, SHAB, Rennes, 1993, p. 307-324 ; ou P. Jarnoux, Les bourgeois.,.,op. cit., p. 163-172.

9 Henri Sée, Les classes rurales en Bretagne du xviesiècle à la Révolution, Paris, 1906.

10 Voir par exemple l'érude remarquable d'Annie antoine, Fiefs et villages du Bas-Maine au xviiiesiècle, Éditions régionales de l'Ouest, Mayenne, 1995, 539 p.

11 Pour une vision de cette synthèse sur cette question, M. Nassiet, La noblesse..., op. cit., p. 236-245.

12 J. Meyer, La noblesse.,.,op. cit, p. 1245-1255.

13 Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764, article « blé ».

14 Ce domaine recouvre en partie la Lande de la Rencontre, site de la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier en 1488, ADIV, C 1 928. Il n'est pas certain que Védier ait été réellement membre de la Société mais il est en contacts étroits avec beaucoup de participants de cette société.

15 Cet édit prévoit entre autres des exemptions momentanées de dîmes et d'impôts royaux sur ces terres défrichées.

16 J. Meyer, La noblesse..., op. cit, p. 540-556.

17 Voir l'exemple de Brutté de Rémur, contrôleur général des Domaines de Bretagne dont les tentatives seront reprises au xixe siècle et présentées par J.-L. Trochu, Création de la ferme et du bois de Bruté, Paris, 1846, 426 p. Pour une vision générale de ces afféagements de Belle-Isle en 1766, voir Dominique Guillemet, « Les paysans de Belle-Isle-en-Mer et la Révolution de 1766 », La Bretagne, une province à l'aube de la Révolution, Brest-Quimper, 1989, p. 267-280.

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